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SECOND VOYAGE
DANS L’INTÉRIEUR
DE L’AFRIQUE,
PAR
LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE,
DANS LES ANNÉES 1 7 83 , 84 ET 85 ;
PAR F. LEVAILLANT.
TOME PREMIER.
A BRUXELLES^
Chez B. Le F h an c q, Imprimeur-Libraire,
rue de la Magdelaine.
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É P I T R E
DÉDICATOIRE
AU CITOYEN VARON.
M ON AMI,
Je vous adresse la seconde partie de
mes voyages : votre modestie en sera saîis
doute offensée; mais c’est une vieille dette
que je paie , ou plutôt c’est un foible à-^
compte sur tout ce que je vous dois. Que
ne puis-je nü acquitter entièrement ^ et vous
rendre enfin tout ce que. T amitié m’inspire
et que la recomioissance m’ ordonne.
O vous 5 qui ne pouvez encore nous
transmettre les détails d’un voyage plus
intéressant et bien plus utile ; vous , qui
dans un moment vous vîtes enlever les
fruits de quatre ans de veilles, qui, dé~
signé aux poignards des prêtres de Rome ,
ne pûtes , en fuyant, sauver de vous-même
que la partie la moins précieuse; recevez
l’hommage public que je vous offre. En
parcourant avec moi les sables arides et
» ÿ
iv E P I T R E.
brûlans de r Afrique, vous /z’y trouverez
pas ces superbes monurnens dont les restes
si vantés ont fait , dans deux voyages ,
t objet de vos recherches et de vos études;
mais vous y verrez par-tout la nature , et
dest tunique tableau qui puisse envers
yous légitimer mon hommage.
LEVAILLANT.
PRÉFACE.
Oette seconde partie de mes voyages
auroit dû suivre de bien près la pre-
niière; elle étoit depuis long-tems ache-
vée : des chicanes interminables et le
malheur des tems en ont retardé la
publication. Malgré la multiplicité des
éditions, contre-façons et traductions;
les libraires, qui, en général , ne croient
jamais avoir assez gagné , quand ils n’ont
pas dévoré ensemble et l’auteur et l’ou-
vrage; les libraires 5 dis-je , feignoient
de douter de son succès, même après
le succès du premier. Forcé de retarder
jus(|u’à ce moment l’impression de cet
ouvrage, je viens enfin d’en' échanger
la propriété contre des procédés plus
honnêtes; je me plais à croire qu’une
étoile favorable a guidé mes pas dans
une maison où l’on attache quelque prix
aux arts et aux lettres.
Je voudrois vainement me le cacher à
moi-même; la réussite de mon premier
voyage a de beaucoup surpassé mon at-
tente : il a été sans doute trop loué pour
ce qu’il vaut. Au milieu de ces caresses
qui m’étoient sensibles , quelques piqû-
a iij
'PRÉFACE.
res , à la vérité , se sont fait sentir. J’ai
trouvé certain siffleur un peu courroucé
du débit de mon livre ; de bon cœur je
lui abandonne cette seconde partie, qu’il
lorgne déjà dans le lointain , et puisse-
t-elle un moment soulager sa bile.
Je joins à cette édition une carte gé-
nérale de tous mes voyages; elle se ven-
dra séparément. Je dois beaucoup , à
cet égard, aux soins que s’est donnés
l’infortuné Laborde, qui n’a rien né-
gligé pour son exactitude et sa perfec-
tion.
PRECIS
HISTORIQUE.
■Üfi mm
O N se rappelle que je ne fus de retour
au Cap de Bonne-Espérance qu’après
seize mois de voyage dans l’intérieur de
l'Afrique méridionale.
Pendant mon absence, le Cap avoit
éprouvé bien des révolutions. A mon
arrivée d’Europe, j’y avois trouvé le
régiment françois de Pondichéry; au re-
tour de ce jireraier voyage , la garnison
étoit renforcée du régiment suisse de
Meuron et de la légion de Luxembourg.
J’avois connu en France plusieurs offi-
ciers de ce corps; j’éprouvai en les re-
voyant ce sentiment si doux qui nous
rapproche de la patrie par-tout où l’on
reconnoit ses mœurs, sa physionomie,
son langage.
Les femmes du Cap , lorsque je les vis
pour la première fois, m’avoient à la
vérité étonné par leur parure et leur
élégance; mais j’admirois sur-tout en
elles cette décence, cette retenue toute
particulière aux mœurs hollandoises et
qu’aucun contact n’avoit encore altéré#
« if
vUj PRÉCIS
En seize mois, les choses étoient déjà
fort changées : ce n’étoit plus les modes
françoises qu’on suivoit, c’en éîoit le
ridicule : les plumes, les panaches, les
rubans , les chilFons s’entassoient sans
goût sur toutes les têtes et donnoient aux
plus jolies figures un air de bambochade
qui souvent provoquoit le rire lorsqu’on
les voyoit paroître. Ce délire avoit même
gagné les habitations voisines ; ces fem-
mes n’étoient plus reconnoissables. C’é-
toit de toutes parts un costume fout nou-
veau , mais si bizarre qu’il eût été difficile
de décider de quel pays on l’avoit ap-
X porté.
Je m’étois procuré, sur mon passage,
une grande quantité de plumes d’autru-
che , que je coraptois faire passer en
Europe* Dés que les femmes en furent
instruites , il me fut imoossible de les
envoyer à leur destination. De tous cô-
tés, on accouroit pour m’en demander;
des gens même que je ne connoissois
pas se présentoient de la part de celle-ci,
de celle-là , et demandoient naïvement
une douzaine de panaches pour le soir.
Je m’empressai de donner toutes mes
plumes , afin de fermer boutique au plu-
tôt. C’étoitla folie du jour, et un moyen
si prompt de s’insinuer dans les bonnes
grâces des belles , que beaucoup d’offi^
HISTORIQUE. ix.
ciers avoient imaginé d’en tirer de France
pour les satisfaire. De leur côté , les ma-
ris , disputant de galanterie avec les
amans , en tiroient d’Asie et même de
Hollande; le pays n’en pouvoit plus
fournir assez et elles y étoient devenues
plus chères qu’en Europe.
Tel est l’avantage particulier que la
nation françoise a par-dessus toutes les
autres. Presque par-tout où sa destinée la
promène , elle ac({uiert bientôt sur ce qui
l’entoure une sorte d’empire. Sa gaieté,
son amabilité 5 ses grâces ont quelque
chose de si séduisant; sa présomption
même et son ton tranchant en imposent
tellement à la plupart des esprits, et sur-
tout chez les femmes , qu’en peu de tems
elle les subjugue, les domine, et qu’on
se fait une sorte de devoir et d’honneur
d’adopter ses mœurs et sa langue. Quoi-
c|ue la ville ne fut occupée que de pré-
paratifs de guerre, et qu’à chaque ins-
tant on s’y attendit à être attaqué par la
flotte angloise, néanmoins les officiers
françois y avoient déjà introduit le goût
des plaisirs. Occupés le matin à faire l’exer-
cice, l’après-dîner les soldats jouoient la
comédie. Un quartier de casernes venoit
d’être changé par eux en salle de spec-
tacle. N’ayant pu trouver dans la ville
des femmes capables de remplir les r ôles
•T PRÉCIS
de leur sexe ; ils les faisoient jouer à
ceux de leurs camarades qui , par leur
jeunesse . par la douceur de leur physio-
nomie et la fraîcheur de leur tein , pou-
voient prêter davantage à rillusion. Ces
actrices d’un nourmau genre ajoutoient
quelque chose de très-piquant à l’intérêt
ou à la gaieté du spectacle. Quant aux
acteur^, quelques-uns avoi^t réelle-
ment ] 30 ur la comédie un talent distin-
gué; et je me rappelle qu’un d’entre eux
joua si supérieurement le Figaro (\\\ Bar-
bier de. Séville J qu’au Gap et dans son
corps on ne l’appella plus que Figaro.
Ces divertissemens ingénieux m’amu-
soient beaucoup , je l’avoue ; mais ce qui
m’en plaisoit davantage, c’étoit de les
voir transplantés en Afficiue , c’est-à-dire
dans le voisinage des lions, des panthè-
res et des hiennes. Pour les Créoles , qui
jusqu’alors n’avoient encore rien vu de
semblable, ils étoient dans l’ivresse. L’en-
tretien principal des sociétés de la ville
ne rouloit plus que sur les pièces fran-
çoises ; on ne s’occupoit plus que des
comédies françoises : c’étoit un engoue-
Tuent universel. Pour ajouter au plaisir
général , les femmes les plus distinguées
se faisoient un devoir de prêter aux sol-
dats acteurs et actrices tout ce cju’elles
avoient en dentelles , bijoux , riches étof-
HISTORIQUE. 3ç/
fes et ajustemens précieux; mais quel-
ques-unes aussi eurent lieu de s’en re-
pentir , et il arriva plus d’une fois que la'
noble comtesse Almaviva ayant laissé
en gage à la cantine ses parures d’em-
prunt, les personnes qui les lui avoient
confiées se virent obligées , pour les ra-
voir, d’aller payer le tabac , l’eau-de-vie
et toutes les dépenses de l’iiéroïne.
Au milieu de l’ivresse et de l’efferves-
cence que causoient ces amusemens , l’a-
mour aussi jouoit son jeu ; et de teins en
tems éclatoient certaines intrigues scan-
daleuses qui venoient alimenter la raédi- ‘
sance et désoler les familles. Il est vrai
qu’à travers toutes ces aventures l’hymen
vint souvent aussi reparer les sottises de
son frère , et cjue de son braconage résul-
tèrent beaucoup de mariages qui remi-
rent tout en ordre. Mais les plaintes quoi-
qu’étoulîees et tenues secrètes , n’en exis-
toient pas moins. La surveillance des
mères étoit aux abois. Les maris, d’autant
plus ulcérés qu’ils se voyoient contraints
de cacher leur jalousie , maudissoient
secrètement théâtre et acteurs ; tandis que
les mamans , plus hardies , clabaudoient
contre les désordres et en accusoient ou-
vertement la comédie. Enfin , au grand
chagrin des jeunes gens, mais à la grande
6atisfaction des époux et des yiejlles , le
xij PRÉCIS
spectacle cessa tout à coup; et ce fut par
une cause étrangère , qu’il ii’étoit guère
possible de prévoir.
Quoique le» Cap n’eût pas été attaqué
et qu’il ne l’ait pas même été tant que
les hostilités durèrent, cependant il avoit
éprouvé déjà quelques-uns des fléaux de
la guerre. La crainte des Hottes angloises
avoit empêché d’y envoyer des espèces
monnoyées. En peu de tems , le numé-
raire manqua; les denrées augmentèrent
de prix; et l’alarme alors devint géné-
rale. Dans cette pénurie, la Compagnie
hollandoise crut devoir créer un papier
monnoie. Mais cette monnoie fictive, qui
n’avoit d’autre garantie et d’autre sûreté
que la confiance dans les signataires,
fut un mal ajouté à un autre mal. La plu-
j>art des colons de l’intérieur s’obstinè-
rent à la rejetter; et beaucoup d’entr’eux,
craignant d’être payés en papier, ces-
cèrent d’apporter des denrées à la ville.
Par leur retraite , tout quadrupla de va-
leur , et bientôt la disette devint extrême.
Dans ces circonstances, nos acteurs,
qui peut-être ne recevoient pas trop
exactement leur paye , ou qui du moins
n’en recevoient pas une proportionnée
à leur dépense, se trouvèrent très-em-
barrassés. Pour sortir de peine, deux
d’entre eux imaginèrent d’imiter le pa-
HISTORIQUE. xîij
pier monnoie , et de faire aussi leur émis-
sion. Malheureusement la leur lut si peu
ménagée, et ils montrèrent dans leur
écriture tant de mal-adresse, que bientôt
ils furent reconnus. Alors la justice in-
forma ; l’affaire prit même ttne tournure
sérieuse; et pendant c{ue]r(ue tems On
craignit, pour nos deux héros de eomé-
die, une fin tragique. Mais enfin tout
s’arrangea; et soit ménagement pour leur
personne et leur corps , soit reconnois-
sance pour le plaisir qu’ils avoient pro-
curé, on se contenta de les bannir, et
de les embarquer sur un vaisseau qui
retournoit en Europe. Je les vis partir.
La troupe comique resta incomplette :
honteuse de son aventure, elle n’osa ni
leur chercher des successeurs, ni repren-
dre ses fonctions.
Quelques étourdissans qu’eussent été
les plaisirs , le gouvernement ne s’étoit
pas endormi sur le danger qui menaçoit
la colonie. Comme chacpie jour il s’at-
tendoit à être attaqué par la flotte angloi-
se, il avoit multiplié ses moyens de dé-
fense et ordonné différens travaux et des
fortifications nouvelles. Mais quoiqu’à
mon départ les ouvrages fussent déjà
commencés , à mon retour ils n’étoient
pas achevés encore , et de toute part je
voyois des bras en activité.
mv PRÉCIS
D’abord les travaux avoienf été con-
duits avec beaucoup de zèle et d’ardeur,
parce que les habi tans, échauffés par leur
intérêt particulier, qui en ce moment se
trouvoit réuni à l’intérêt général, étoient
venus volontairement offrir leurs servi-
ces et se mêler parmi les travailleurs. Jeu-
nes et vieux , militaires et magistrats ,
marins et propriétaires , tous ambition-
noient l’honneur de coopérer à la chose
publique et à la sûreté commune. C’étoit
vraiment un spectacle admirable que
toute cette multitude , qui , chargée de
pioches , de bêches et autres instrurnens
pareils, le matin sortoit de la ville en
ordre , et alloit gaiement se rendre aux
atteliers. Mais ce beau feu ne dura pas
long-tems. Bientôt, sous le prétexte d’é-
pargner ses forces et de ne point se fati-
guer en pure perte , on se fit suivre par
des esclaves qui portoient les outils et
instrurnens. Peu après , on se contenta
d’envoyer ses esclaves; enfin, ces sup-
pléans , à l’exemple de leurs maîtres , ou
peut-être même par leur ordre secret,
cessèrent de venir; et tout ce changement,
à compter de la première feiveur de l’en-
thousiasme jusqu’à son entier refroidisse-
ment , ne fut pas l’affaire de quinze jours.
Néanmoins les ouvrages , quoiqu’aban-
donnés à des mains gagées, ne furent pas
HISTORIQUE. Æv
interrompus. Le gouvernement les fit
continuer avec activité ; et dtya , au re-
tour de mon voyage, cet objet mon toit à
des sommes considérables. De tout côté,
on ne voyoit que préiiaiatifs de guerre
et moyens de défense; il sembloit qu’on
voulût disputer pied à pied le terrain à
l’ennemi ; et si la Compagnie put se plain-
dre des dépenses immenses qu’occasion-
nèrent ces apprêts , ils lui prouvèrent au
moins que ceux à qui elle avoit confié
Tune de ses plus importantes posses-
sions, n’avoient rien négligé pour la lui
conserver.
Depuis la montagne de la Table jusqu’à
la baie Falso, le chemin étoit garni de
petites redoutes, qui , construites de ma-
nière à se soutenir l’une l’autre, dévoient
arrêter l’ennemi ou du moins retarder
sa marche.
_ Un autre chemin qui conduisoit de la
ville à la Baie-aux-Bois , avoit été travaillé
d’une autre manière. Celui-ci, le plusi
beau à la fois et le plus agréable de tous
les environs , formoit , pour les habitans
de la ville, une promenade charmante.
Dans la crainte que les Anglois , attirés
par la facilité qu’il leur offriroit pour
marcher à la ville, ne se déterminassent
à faire leur descente à la Baie-aux-Bois,
non-seulement on le dégrada dans toute
xvj PRECIS
sa longueur, mais on le coupa d’espace
en espace par de larges fossés et de pro-
fondes excavations. Ce n’étoit pas sans
douleur que jecontemplois ces ouvrages,
qui n’étoient dans le fond qu’une des-
truction malheureuse. Cette promenade
m’étoit devenue bien chère ‘ je me l’étois
comme appropriée. C’est-là que j’aimois
à me rendre dans les momens où elle
étoit déserte , pour m’y repaitre à loisir
de rêveries et de projets de voyages. J’en
avois compté tous les arbustes , j’en con-
noissois tous les repos. La guerre et ses
préparatifs venoient d’en bouleverser les
gazons, d’en flétrir les fleurs. La ville
avoit perdu pour moi son plus grand
charme et sa plus belle parure.
Dans le voisinage, depuis la Pointe des
Pendus, qui avoisine la croupe du Lion,
jusqu’au fond de la baie , le rivage étoit
défendu par toutes sortes d’ouvrages
nouveaux. Par-tout on avoit multiplié les
batteries. Il est vrai qu’il manquoit à tout
cela du canon; mais l’Isle- de -France
avoit promis d’en envoyer ; et, si je m’en
souviens bien , les canons , en effet , ar-
rivèrent quand la paix fut signée.
La ville elle-même devoit être défen-
due , vers l’est , d’une forte clôture de pa-
lissades, qui, commençant au rivage,
venoit aboutir au pied de la montagne
du
HISTORIQUE. xvij
du Diable. C’étoit encore l’Isle-de-France
qui devoit fournir les bois nécessaires à
cette circonvallation ; et cet engagement
au moins fut mieux rempli que l’autre.
Mais pour une administration qui pos-
sède de vastes et immenses forêts , n’é-
toit-cepas une honte que d’aller, à huit
cents lieues de distance, solliciter, Chez
une puissance étrangère, des secours
qu’elle pouvoit , sans peine et presque
sans frais , tirer , par mer ainsi que par
terre, de ses diverses possessions. J’ai
déjà , dans mon premier voyage , publié
à ce sujet quelques réflexions. A mon
retour en Hollande, j’en ai parlé à quel-
ques administrateurs de la Compagnie;
et je ne doute pas que bientôt ils ne lui
fassent adopter un projet que son intérêt
lui conseille (i).
Comme c’étoit par le côté de l’est qu’on
s’attendoit à voir les Anglois attaquer la
ville, c’étoit aussi de ce côté-là qu’on
avoit cherché à la fortifier davantage.
Mais parmi ces ouvrages nouveaux, il
s’en trouvoit un qui n’avoit pas à beau-
coup prés l’approbation générale. Les
CO Les événemens ont bien changé depuis le jour où ces
lignes sont écrites ; ils changeront peut-être encore et rendront
plus faciles les établisscmens qu’ont si long tems retardés la rou.
tine , l’égoïsme et les intérêts des aggrégations partielles.
Tome I. , b
xviij PRECIS
gens de Fart le regardoient, sinon comme
inutile, au moins comme ne pouvant
que retarder de fort peu la prise de la
ville. Pour savoir s’ils se trompoient ou
non , il auroit làliu que la ville eût été
assiégée; et elle ne le fut pas. Quant aux
habitans , ils plaisantèrent beaucoup sur
la construction de ce fort. A les entendre,
les entrepreneurs, en l’élevant, avoient
plus travaillé pour leur avantage parti-
culier que pour celui de la colonie. Aussi
Gordon l’avoit-il appellé , par dérision ,
le fort Gousset.
En cherchant à augmenter ses moyens
de défense, l’administration avoit cher-
ché aussi à augmenter le nombre de ses
troupes. Dans ce dessein, elle ramassoit
et enrôloit indistinctement tout ce qui
venoit se présenter; personne n’étoit re-
fusé : je ne sais ce qu’en cas d’attaque
auroient fait de pareils soldats, mais je
doute au moins qu’ils eussent rendu de
grands services.
^ Il en eût été ainsi , selon moi , d’un
régiment qu’on vouloit former de Hot-
tentots. Jamais projet ne prêta tant au
ridicule que celui-ci ; et pour en conve-
nir , il suiHsoit d’avoir vu manœuvrer
ces troupes grotesques. J’eus ce plaisir
un jour en traversant la place pubhque
où ils étoient rassemblés , et où un ser-
HISTORIQUE. a:ix
viteur de la Compagnie les dressoit à ce
qu’il appelloit l’exercice militaire. Non,
jamais je n’ai ri autant, et je n’y songe
point encore sans rire de nouveau. Si
quelqu’un a vu dans une foire des sin-
ges, sous le fouet d’un bateleur, faire
l’exercice , se heurter par des mouvemens
contraires , tourner à contretems, sauter
ou s’accroupir quand il falloit marcher
ou faire une évolution ; il aura une idée
de ce qu’étoient les manœuvres de nos
demi-sauvages. Aucun d’eux ne sachant
distinguer sa droite d’avec sa gauche,
on peut imaginer comment ils obéis-
soient à l’ordre du général. Tous, d’un
air - imbécile , avoient les yeux fixés sur
lui ; mais à peine donnoit-il un com-
mandement, qu’au même instant, agités
d’un mouvement convulsif, chacun fai-
soit une évolution differente. Tout ce
qu’on put leur apprendre , ce fut de
rester en ligne et serrés les uns contre
les autres. Peut-être que, vus ainsi en
corps et d’une certaine distance en mer,
ils auroient pu en imposer pour quel-
ques instans à l’escadre angloise; mais
l’illusion n’auroit pas duré long-tems. Au
premier boulet , et seulement même au
premier bruit du canon, la tourbe se
seroit dissipée comme une volée d’é-
tourneaux , et jamais il n’eût été possible
de la rallier, b ij
jcar PR É'C I S
Cependant il y a voit moyen peut-être
de tirer d’eux quelque parti ; c’étoit de
les placer dans une embuscade bien as-
surée, et là les employer à des fusilla-
des , sans qu’ils eussent rien à craindre;
car on doit penser qu’un Sauvage , fort
étranger à nos préjugés, compte pouf
peu l’honneur qu’on recueille à rester à
son poste, et même à y attendre bien
souvent une mort assurée. Le Sauvage
a plutôt fait de s’embusquer dans l’om-
bre et les ténèbres. Pour lui , l’art de
combattre n’est que l’art d’éviter le dan-
ger. S’il attaque, c’est qu’il se croit sui-
de tuer, sans courir aucun risque; et lui
demander d’exposer sa vie pour procu-
rer la victoire à ce qui lui est étranger,
seroit lui proposer la dernière des dé-
mences.
Je m’abstiens de prononcer sur la va-
leur et le mérite des différens officiers qui
dévoient commander et les forts et les
troupes. Tous sans doute méritoient le
poste ou le grade qu’on leur avoit donné;
tous avoient du courage et des talens ;
mais je regrettai de ne pas voir parmi
eux le brave Staaring. Ce marin intré-
pide, que la mort a depuis enlevé à sa
famille et à sa patrie , venoit tout récem-
ment de donner un exemple d’audace
qui avoit étonné la colonie, et que je
HISTORIQUE. xxj
publie ici avec d’autant plus de plaisir
qu’il m’acquitte en partie de ce que je
dois de regrets à la mémoire d’un homme
auquel j’étois fort attaché.
Un vaisseau portant pavillon danois
venoit de mouiller dans la baie du Cap;
et l’on avoit plus d’une raison pour le
soupçonner d’étre, ou un espion anglois,
ou au moins un vaisseau de transport
chargé de munitions de guerre pour l’en-
jierni. Staaring, qui étoit capitaine de
port, crut qu’en cette qualité il étoit de
son devoir de s’en assurer par lui-même;
et dans ce dessein, il monta sa chaloupe,
et se rendit à bord du navire pour le vi-
siter. C’est ce que craignoit le Danois. A
peine vit-il le capitaine en son pouvoir,
qu’aussi-tôt donnant des ordres pour le-
ver l’ancre , il appareilla et voulut gagner
le large. Mais Staariim , qui avoit prévu
cette trahison , avoit auïsi , avant de quit-
ter le port, pris des précautions pour
l’empêcher. De dessus le pont du navire ,
il fait un signal convenu, et à l’instant
même la batterie de l’ouest, qu’il avoit
fait établir et qui portoit son nom , lâche
sa volée sur le vaisseau. En vain le Da-
nois s’emporte contre lui, et le menace,
s’il ne donne un signal contraire , et s’il
ne fait cesser le feu de la batterie, de
l’attacher au grand mât , en l’exposant à
xxij PRÉCIS
péifi' par les coups de canon qu’il ap-
pelle ; rien ne l’intimide; et loin de céder
à cette lâche proposition, il renouvelle
son signal qui attire un feu nouveau. A
cet aspect, l’équipage entre en fureur.
On se jette sur lui , on le maltraite , on
le lie au mât; mais Staaring, au milieu
des dangers, insultoit encore à ses as-
sassins. Vous ne savez ce que vous faites,
leur disoit-il en riant. Eh! ne voyez-
vous pas que ces boulets sont envoyés
ici par mon ordre , qu’ils me cannois-
sent, et n’ont garde de me faire aucun
mal.
Par un prodige incroyable, sa plaisan-
terie se vérifia. Les boulets pleuv oient de
tout côté, et aucun ne l’atteignit. Mais le
vaisseau en fut tellement maltraité, que
bientôt on le vit amener et venir ignomi-
nieusement mouiller sous la batterie qui
l’avoit foudroyé. Au reste , cette expédi-
tion , dont le succès fut presque l’affaire
d’un instant, fit d’autant plus d’honneur
au héros qui l’avoit conduite , que le na-
vire étoit en effet un contrebandier qui
fut jugé de bonne prise et, je crois, ven-
du au profit de la Compagnie. Pendant
c|uelque tems on ne parla au Cap que de
la valeur de Staaring. Mais des affaires
parti culières l’ayant rappellé en Hol-
lande , il partit avec sa femme ; et pour
HISTORIQUE. xxîij
éviter d’être attaqué en roiite par quel-
que vaisseau anglois, il en monta un
danois qui alla le bébarquer à Copen-
hague.
L’aventure du navire pris au Cap , était
parvenue à la cour de Danemarck; mais
on ne la savoit que confusément, et Staa-
ring avoit à craindre que si cette cour
apprenoit son arrivée , elle ne le fit ar-
rêter et mettre aux fers , jusqu’à ce qu’il
lui fût venu des éclaircissemens plus
précis. Des amis le prévinrent du danger
qu’il couroit. Il crut devoir s’y soustrai-
re, et partit secrètement, laissant à Co-
penhague son épouse cjui ne tarda pas
à le rejoindre en Hollande , où peu
après elle eut , comme je l’ai dit , le mal-
heur de le perdre; mais il laisse un fils,
qui sans doute remplira un jour les des-
tinées brillantes auxquelles l’appelle le
nom dont il a hérité.
Le tems que je passois à la ville n’é-
toit pas un tems perdu pour mes goûts
et pour mes études. Non-seulement j’é-
tois venu à bout , avec une partie de ce
que j’avois apporté, d’y former une
collection assez curieuse ; mais il ne se
passoit guère de jour, sans que je m’é-
cartasse plus ou moins loin dans la cam-
pagne , pour aller travailler à l’augmen-
ter. Scarabées J mouches , papillons , chry-
b iv
ccxiv PRECIS
salides , nids , œufs , quadrupèdes , oi-
seaux de toutes espèces, tout m’étoit bon,
tout me servoit, soit comme pièce de
cabinet, soit comme .étude. Il y avoit
dans la maison de Boers une sorte de
ménagerie où je venois très- fréquem-
ment faire des observations et quelque-
fois aussi des expériences.
C’est par ce moyen , joint à ce que
m.ont mis à portée de voir et d’appren-
dre mes deux v^oyages, que je suis par-
venu à me procurer des connoissances
certaines sur la nourriture , les goûts ,
les habitudes , l’existence plus ou moins
longue, etc., de certains animaux. Je
donnerai , par la suite, quelques-uns de
ces cletails , dignes d’intéresser les na-
turalistes. En ce moment, je me borne
à rapporter une expérience, qui, ne
s’accordant point avec la marche de ma
narration, y seroit étrangère, et ne peut
par conséquent avoir sa place qu’ici.
J'avois remarqué sauvent que des arai-
gnées ourdissoient leur toile dans cer-
tains lieux isolés et fermés où il étoit
tres-dilficile à des mouches, et à des mou-
cherons même, de pénétrer, et j’en avois
conclu que ces animaux devant être
long-tems privés de nourriture, ils dé-
voient être capables de supporter long-
tems l’abstinence et la faim.
HISTORIQUE. ' xxif
Pour m’en assurer, je pris une forte
araignée (Je jardin, que j’enfermai sous
une cloche de verre bien lutée; et je la
laissai là pendant dix mois entiers. Mal-
gré son long jeûne , elle parut toujours
également alerte et vigoureuse; seule-
ment je remarquai que son ventre , qui
au moment de l’incarcération avoit la
grosseur d’une noisette , diminua insen-
siblement, au point de n’avoir plus que
celle d’une tête d’épingle.
A cette époque, je fis entrer sous la
cloche une autre araignée, de même
espèce, et aussi grosse que l’avoit été
la première. D’abord elles s’éloignèrent
l’une de l’autre , et pendant quelque tems
restèrent immobiles. Mais bientôt la mai-
gre , pressée par la faim , s’approcha de
la nouvelle venue , et l’attaqua. Plusieurs
fois elle revint à la charge ; et dans ces
differens conflits , son ennemie ayant
laissé sur le champ de bataille presque
toutes ses pattes , elle les emporta et alla
les sucer à son ancienne place. Elle-
même en perdit trois , dont elle se nour-
rit également; et je m’apperçus que ce
repas lui avoit rendu un peu d’embon-
point. Enfin , la nouvelle , privée de ses
moyens de défense, succomba le lende-
main; elle fut dévorée à son tour; et,
en moins de vingt-quatre heures, l’autre
xxy PRÉCIS
redevint aussi ronde qu’au moment où
je l’avois prise.
Il s’en faut de beaucoup que les autres
animaux puissent supporter la faim au
même degré. Il suffit, pour lés faire pé-
rir, d’une inanition de quelques jours;
et ce terme est plus ou moins court , se-
lon le genre d’alimens dont ils se nour-
rissent. Parmi les oiseaux, par exemple,
le granivore meurt ordinairement dans
les quarante-huit à soixante heures, tan-
dis que l’entomophage, c’est-à-dire, ce-
lui qui vit d’insectes , résiste un peu plus
long-tems.
De toutes les espèces , celle qui résiste
le moins long-tems au défaut de nourri-
ture est la frugivore; et probablement
cette propriété distinctive est due à son
estomac, qui , digérant plus vite , a plus
souvent besoin d’alimens. Mais, d’un
autre côté, cette digestion plus prompte
produit un avantage ; c’est qu’à égal de-
gré d’affaissement, l’animal, s’il est se-
couru, revient à la vie et reprend des
forces beaucoup plutôt qu’un autre. Il
n’en est pas ainsi du granivore : parvenu
à un certain point d’affoiblissement , il
ne se rétablit plus, si on ne lui donne
que les graines qui forment sa nourri-
ture ordinaire. Son estomac alors a perdu
en partie la faculté de les digérer. Le
HISTORIQUE. xxvîj
carnivore, au contraire, conserve la
sienne jusqu’à ses derniers instans; et
delà vient qu’il ne lui faut qu’un mo-
ment pour reprendre sa vigueur, pourvu
qu’on lui ait donné la sorte de pâture
qui lui convient.
Pour peu qu’on réfléchisse sur cette
différence , on en voit clairement la rai-
son. La viande , par son affinité avec la
substance de l’animal , peut s’approprier
à lui tiès-promptement ; et comme ses
sucs sont éminemment nutritifs , le se-
cours qu’elle lui procure est presque ins-
tantané. Il en est tout autrement des grai-
nes : pour être digérées , il faut qu’elles
séjournent quelque tems dans l’estomac;
puisqu’il faut qu’elles s’y ramollissent et
y soient triturées. Or, cette opération est
longue; et d’ailleurs elle suppose au gé-
sier une action vitale , un mouvement et
des forces que le jeûne lui a fait perdre.
Ce que je dis ici est fondé non-seu-
lement sur des raisons plausibles , mais
encore sur des expériences.
J’ai pris deux moineaux de même
âge , également bien portans ; et les ai
réduits , par le défaut de nourriture , à
un tel point d’affbiblissement qu’ils ne
pouvoient plus prendre celle que je leur
présentois. Dans cet état , je fis avaler à
i’un des graines concassées , et à l’autre
3:xmj PRÉCIS
des viandes hachées menu. En moins
de quelques minutes, celui-ci fut bien por-
tant ; l’autre mourut deux heures après.
A observer de près les granivores, on
diroit elFeciivement que les graines qui
font principalementleur nourriture, sont
pour eux un aliment trop peu nourricier
et insuffisant; puisqu’ils y ajoutent en-
core des fruits, de la chair, des insectes,
en un mot, tous les genres de substances
nutritives qu’ils rencontrent. Le carni-
vore, au contraire, soit qu’il vive de
chair , soit qu’il vive d’insectes , est un
dans ses alirnens. Le sien lui suffit, et
jamais il n’a recours aux graines.
De toutes les espèces d’oiseaux , au-
cune ne paroît aussi sujette à la faim et
au besoin fréquent de manger que les
piscivores ou mangeurs de poissons.
Aussi la nature leur a-t-elle donné , ou
de larges gosiers , ou de vastes poches ,
dans lesquelles ils accumulent une gran-
de quantité de nourriture pour les be-
soins à venir.
Quant à ce qui concerne les oiseaux
de proie : ceux-ci supportent la faim pen-
dant un tems très-considérable. J’ai fait,
à ce sujet, difféi'entes expériences; mais
je me contenterai de citer un fait qui
prouve davantage encore , et dont le
résultat est vraiment étonnant.
KISTORIÇUE. xxlx
J’avois un vautour , de l’espèce ap-
pellée au Cap chasse-fiente, que je vou-
lois tuer , dans le dessein de l’empailler.
L’animal me paraissant trop gras pour
cette opération, je le fis jeûner. De jour
en jour , je m’attendois à le trouver mort,
ou au moins extrêmement afToibli ; et il
annonçoit toujours la même vigueur.
Enfin, après onze jours d’une privation
totale de nourriture , impatienté de ce
qu’il ne finissoit pas , et pressé par d’au-
tres soins, je le tuai. Mais en le dépouil-
lant, je m’apperçus qu’il auroit pu vi-
vre long-tems encore; car, malgré son
jeûne, il restoit si gras que je fus obligé
de le dégraisser, pour qu’il pût être pré-
paré.
La même observation a lieu pour les
quadrupèdes : ceux qui vivent de viande
résistent bien plus que les autres à la
faim, et ce fait est si connu, si avéré,
que je n’ai pas besoin de le prouver.
L’espèce humaine elle-même en four-
nit une preuve sensible dans les na-
tions qui mangent plus ou moins 'de
viande. Le Hottentot, dont la nourri-
ture est du laitage, des racines ou des
sauterelles séchées, n’endure pas, à beau-
coup près, la fatigue et la faim autant
que celui qui vit de chasse et qui sou-
vent réduit à passer plusieurs jours sans
3^xx PRÉCIS
manger, n’en est pas plus incommodé.
J’ai remarqué même que, malgré les pré-
jugés contraires, ce genre d’alimens , tou-
tes choses égales , contribue à rendre
l’individu plus fort. De toutes les races
d’hommes que j’ai connues sur le globe,
la plus grande et la plus robuste , selon
moi, est celle des colons du Cap; et je
n’en tti connu sur le globe aucune au-
tre qui soit aussi carnassière. Moi-même,
que mes voyages, par leur nature, ont
forcé , pendant plusieurs années , de vi-
vre uniquement de chair , j’avoue que
je n’ai jamais joui d’une santé plus cons-
tante et plus vigoureuse. Jamais aussi je
n’ai été plus sobre;" et si l’Anglois qui
mange plus de viande que les autres peu-
ples de l’Europe, fait deux repas par jour,
c’est que dans le courant de sa journée,
il boit du thé, du punch et d’autres bois-
sons pareilles ^jui précipitent sa diges-
tion. ■
Outre les expériences que j’avois en-
treprises sur la faculté, plus ou moins
grande , qu’ont certains animaux de sup-
porter la faim , j’en avois commencé d’au-
tres sur la sorte d’impassibilité dont sont
douées quelques espèces d’insectes : im-
passibilité par laquelle des êtres, qui
pour la plupart ne vivent que six mois
ou même moins , paroissent cependant
HISTORIQUE. xxxj
avoir reçu de la nature la propriété d’é-
tre indestructibles par ces sensations des-
tructrices de tout corps vivant, que nous
appelions douleur.
Je pris une grande sauterelle à ailes
rouges du Gap, je lui ouvris le ventre,
lui enlevai les intestins, en les' rempla-
çant par du coton , et , dans cet état , je
l'attachai dans une boîte avec une épin-
gle qui lui traversoit le corselet. Elle y
resta cinq mois , et au bout de ce tems ,
elle remuoit encore et ses pattes et ses
antennes.
J’ai attaché et fixé de même d’autres
especes de sauterelles , sans néanmoins
leur ouvrir le ventre, comme à la pre-
mière ; mais pour essayer de les étouffer,
j’avois mis, dans le coffret où elles étoient
renfermées, du camphre et de l’esprit de
térébenthine , et néanmoins elles y ont
vécu plusieurs jours.
5, Si l’on arrache la jambe d’une mou-
5, che , dit le philosophe , auteur des Etu-
P, des de la Ncaure, elle va et vient , com-
5, me si elle n’avoit rien perdu. Après
PP le retranchement d’un membre si con-
5P sidérable , il n’y a ni évanouissement,
PP ni convulsion , ni cri , ni aucun symp-
pp tome de douleur. Des enfans cruels
PP s’amusent à leur enfoncer de longues
PP pailles dans l’anus; elles s’élèvent dans
xxxij PRÉCIS
„ l’air ainsi empalées; elles marchent ef
5y font leurs mouvemens ordinaires, sans
5, paroitre s’en soucier. Réaumur coupa
„ un jour la corne charnue et muscu-
55 leuse d’une grosse chenille , qui con-
55 tinua de manger, comme s’il ne lui
5, fût rien arrivé. “ . j.
Plusieurs fois j’ai tenté de noyer dans
de l’esprit-de-vin certaines espèces d’in-
sectes; le carnivore le plus robuste y eût
été étouffé en moins de deux minutes , et
souvent elles ne l’étoient pas après vingt-
quatre heures. On sait qu’à Paris le doc-
teur Franklin ressuscita des mouches qui
se trouvoient dans des bouteilles de vin
qu’on lui avoit envoyées de Madère et
qu’il gardoit dans sa cave depuis plus
de six mois.
Ces expériences m’amusoient beau-
coup : j’y employai la plus grande partie
de mes loisirs; elles remplissoient du
moins l’intervalle d’un voyage à l’autre,
et servoient à tempérer une trop vive
impatience. Mais enfin ce désir violent
de revoir la nature se fit sentir avec tant
de force que le séjour de la ville me de-
vint insupportable, et je songeai sérieu-
sement à mon départ.
VOYAGE
VOYAGE
EN AFRIQUE.
VOYAGE DANS LE PAYS DES PETITS
ET GRANDS NAMAQUOIS.
Enfin, je vais acquitter ma dette ! Quelles que
soient les circonstances où j’écris, le besoin d’é-
crire m’en est devenu plus cher. Les fruits de
mes longs et pénibles voyages ne seront point
perdus. Si de cruels oppresseurs en ont dévoré
les prémices , ce malheur est assez racheté par le
spectacle de la liberté publique; il me reste en-
core line assez belle moisson à recueillir pour que
je m’empresse de l’offrir h la patrie , et du moins
cette dernière portion des seuls présens qu’il me
soit permis de lui faire ne sera point souillée
d’ivraie ni de fleurs étrangères. Je retrouve dans
la situation où je vis le niveau de ma première
indépendance, et n’ai plus d’efforts à vaincre ni de
gens corronipus à ménager pour rendre à la nature
le tribut d’adorations qu’elle a droit d’attendre de
son plus fidèle amant. Je rentre dans les déserts
d’Afrique pour la revoir; je la peindrai telle qu’elle
Tome I. ' A
f
2 VOYAGE
est : elle doit sourire' à ma rencontre en apprenant
tout ce qu’a fait cette heureuse portion du globe
pour ranimer son culte et rebâtir son autel. Je
lui montrerai ses portraits; elle ne dédaignera point
leur parure : si loin des lieux où elle m’apparut
pour la première fois dépouillée et s.ans fard,
pourroit-elle s’offenser qu’on ait un peu voilé scs
charmes! ou plutôt n’a-t-cllc pas elle-même mar-
qué la limite où de nouvelles températures et de
plus grands besoins exigent impérieusement de
modifier son essence ! Qu’on ne s’étonne donc pas
si dans le récit de mes aventures et voulant con-
-tinuer d’être vrai , je laisse échapper mon trouble
à la vue de sa première image; elle eut toutes
mes affections : je lui dois compte de tous les
secrets de mon cœur; et cette prédilection dont
je ne puis me défendre pour l’asile éloigné où je
vais m’asseoir auprès d’elle, est un hommage de
plus que je rends aux peuples dignes encore de
pratiquer ses leçons.
Terre de repos, d’inconnoissancc et de bonheur,
toi qui me nourris si long-tems sans effort; ro-
chers silencieux où j’ai déposé tout souvenir et
tout regret du passé; solitudes enchantées qu’au-
cun soupir n’a troublées, qu’aucune tyrannie n’a
souillées , ah ! si quelque François venoit à s’égarer
sur vos rivages , ouvrez-lui vos retraites charmantes
et rendez plus auguste encore le don précieux
qu’il s’est fait à lui-même !
J’étois de retour au Cap de Bonne -Espérance
et déjà je méditois un autre voyage! Seize mois
de courses et de chasses continuelle^ dans l’inté-
rieur de l’Afrique méridionale n’avoient pu ralen-
tir mon zèle, ni combler tous mes souhaits : cette
passion toujours plus impérieuse d’accroître mes.
ENAFRIQUE. «
connoissances en histoire naturelle naissoit de la
multitude même de celles que je venois d’amasser.
Mes fatigues n’étoient plus rien à mes yeux du
moment que j’en avois déposé le fardeau ; en me
revoyant au sein de la ville et des caquetages d’un
certain monde pour lequel je ne suis pas fait, je
ne pouvois m’empêcher de reporter mes regards
en arrière : je plongeois en idée sous ces abris ro-
mantiques, dans ces forêts majestueuses dont j’a-
vois pris possession sans obstacles et que je pouvois
laisser sans gardiens. Ce mélange indéfinissable de
misantropie et de sensibilité, guide ordinaire des
actions de ma vie, atténuoit un peu le bonheur
de revoir des amis qui m’étoient si chers , ou plu-
tôt ce n’est point au Cap qu’il m’eut été doux
de m’entretenir avec eux. Il naissoit de ce flux et
reflux de plaisir et de mal-aise un sentiment non
moins singulier : l’insouciance sur les découvertes
dont j’allois enrichir la plus vaste et la plus belle
des sciences. L’aspect et le développement des
objets curieux que je rapporcois avec moi dévoient
peu parler à mon ame. L’intérêt dramatique en
ctoit passé : c’est ainsi que le plus beau concert
souvent nous laisse l’amc vide, dès que son effet
est produit , et le compositeur est froid à en ras-
sembler les parties.
Ramené peu à peu au ton de la société j’en
repris insensiblement tous les goûts; et pour jouir
aussi de mes trésors, je m’efforçai de me rendre
étranger à moi-même.
L’amitié obtint avant tout mes hommages. Je
revis, j’embrassai, je serrai contre mon cœur ce
respectable Boers, dont la santé m’avoit causé tant
d alarmes, lorsque j’étois encore à cent cinquante
lieues du Cap et campé sur les bords du Kriga.
A a
4 VOYAGE
C’est h lui, c’est au soin qu’il prit de m’attirer
dans sa maison après mon désastre dans la baie de
Saldanha, que je de\^ois tous les trésors d’un voyage
aussi curieux. Il mit beaucoup d’empressement à
vérifier l’état des caisses que je rapportois avec
moi ; déjà meme il avoit employé les plus grandes
précautions à débarrasser celles que je lui avois
adressées d’avance. Un zèle ingénieux lui avoit
suggéré des moyens de conservation, dont j’étois
étonné; il s’étoit fiiit naturaliste pour m’obliger;
non-seulement ma collection s’étoit conservée in-
tacte en passant par ses mains adroites , mais -il
étoit parvenu, par des combinaisons naturelles, à
en classer les divers objets avec beaucoup d’intel-
ligence et d’harmonie. L’ordonnance d’un cabinet
avant de savoir qu’il eut échappé aux chances d’une
route aussi longue, étoit un spectacle ravissant
pour moi. J’avois dû concevoir de grandes inquié-
tudes sur ces premières collections : en repassant
dans ma mémoire tous les accidens qui avoient
pu les altérer; en songeant à l’étendue du voyage,
à la longueur des chemins, à l’elFet successif et
continuel des chaleurs et des pluies, à l’insou-
ciance des personnes à qui j’en avois confié le trans-
port , je devois tout au moins m’attendre à n’en
retrouver que les débris; mes animaux, au con-
traire, avoient repris une vie nouvelle et sem-
bloient respirer sous les yeux de leur maître. Tant
de soins , de prévoyance et de délicatesse me ren-
dirent enfin mon retour agréable.
La visite des caisses qui rentroient avec moi
mit le comble h la satisfaction que je venois d’é-
prouver; tout s’y trouva également sain et bril-
lant. Mes oiseaux, au nombre de mille quatre-
vingts individus, étoient aussi frais que lorsque
ENAFR.IQUE. 5
je les avoîs abattus et préparés; mes papillons
avoient conservé toute leur pureté; il n’y avoic
pas même un insecte qui eut perdu une antenne ;
ce qui me rendoit plus cher encore la méthode
que j’avois imaginée pour caser et transporter ma
collection. J’ai décrit dans mon premier voyage
l’espèce de caisse particulière que j’avois compo-
sée à cet elTet. L’expérience m’a si bien servi
que je ne puis trop souvent en recommander l’u-
sage.
Le bruit de mon retour se fut bientôt répandu
dans le Cap. Une foule d’oisifs accourut de toutes
parts pour demander à voir ce qu’on appclloic
mes nouvelles curiosités; l’embarras d’ouvrir et
refermer continuellement mes caisses me déter-
mina à joindre ce surcroît de richesses à celles
que mon ami avoit si ingénieusement disposées
pendant mon absence; je commençai à classer non
méthodiquement, à la vérité, mais dans une série
naturelle , par paire , mâle et femelle , les diiféren-
tes espèces de mes oiseaux.
Presque toute la maison de Boers se métamor-
phosa en un cabinet d’histoire naturelle; ce genre
de décoration aussi brillant que nouveau attira bien-
tôt tant de monde qu’on eut dit que cette maison
étoit le rendez-vous général de toute la ville ; elle
ne désemplissoit pas; mais ce qui fît connoître à
quelle sorte de curieux j’avois h faire, et quelle es-
pèce d’intérêt les arts et les sciences inspirent à ce
peuple uniquement livré â ses spéculations mercan-
tiles , c’est que les objets devant lesquels on s’ex-
tasioit davantage , appartenoient souvent à des can-
tons très-voisins de la ville, et qu’il n’y avoit pas
un habitant du Cap, qui, dans ses courses les plus
ordinaires, n’eut pu se monter un cabinet très-pré-
A 3
6 VOYAGE
deux pour tour autre qu’un Africain. Et vraiment,
si la nature fait naître à chaque instant un mira-
cle sous nos pas, peut-on se montrer si indific-
rent pour son culte immortel , et comment l’a-
mour de l’or peut il remplacer le bonheur que la
découverte d’un seul de ses secrets nous proeure !
Néanmoins parmi ces curieux, plusieurs ques-
tionneurs ne laissoient pas que de flatter, en quel-
que sorte, ma sensibilité; à la vue des raretés que
je rapportois de si loin , je remarquois beaucoup
moins d’intérêt pour les fruits du voyage que pour
le voyageur même. Onconcevoit h peine que j’eusse
échappé à tant de périls qu’on m’avoit exagérés
autrefois; et si, comme Ulisse, j’avois retrouvé
ma làmillc dans le Cap , le bruit de ma mort qui
s’étoit accrédité dès long-tems m’auroit donné peut-
être plus d’un aspirant à combattre, et plus d’un
Euméc à séduire.
Toujours est-il vrai que le plus grand nombre,
traitant de niaiseries et de futilités mes travaux ,
revenoit souvent me fatiguer par cette question :
„ Avez-vous trouvé quelque mine d’or? „ C’étoit
de l’or qu’il falloir à ceux-là : un sable de cette
matière dominatrice, l’eut emporté sur le plus doux
sentiment ; tout voyage do'nt on ne rapportoit pas
de l’or étoit à leurs yeux une perte de tems dou-
loureuse. Cette passion de l’or tient en contact
tous les Ilollandois dispersés. En elfet, il me sou-
vient que dans ma première jeunesse , lorsque mon
père m’emmenoit avec lui loin de la colonie, et
que nous rapportions à Paramaribo quelques ob-
jets intéressans pour orner son cabinet, les habi-
tans ne manquoient jamais de nous demander pour-
quoi nous n’avions pas rapporté de l’or.
J’avoue qu’à la longue il se rencontra quelques
Ê N A F R I Q U E. 7
amateurs instruits, dont le suffrage me dédomma-
geoit un peu de cette redondance cruelle d’ennuis,
et que mes peines quelquefois furent appréciées
et senties.
Dans le nombre de ces juges éclairés , je dois ,
avant tout, distinguer le colonel Gordon. Il avoit
aussi parcouru une partie de l’Afrique méridionale.
Scs observations sont connues de plusieurs savans
de l’Europe. S’il lit cet écrit , il y trouvera^ le
gage d’une estime sans bornes ; puisse-t-il y puiser
aussi le désir de se faire mieux connoître en pu-
bliant ses découvertes. Il doit compte à l’Europe
de ce complément de recherches sur les contrées
si intéressantes de l’x\friquc ^ elles sont une pro-
priété de la science qui ne peut pas rester plus
long-tcms ensevelie dans l’oubli. Gordon s’exta-
sioit fréquemment en voyant la multitude et la
variété des espèces que j’avois apportées; lui-meme
avouoit que la plus grande partie lui en étoit en-
tièrement inconnue.
Il est vrai que ne tenant h la société par aucun
des liens qui entravent ou ralentissent les projets
les plus heureux, maître absolu de mon teins et;
dégagé de toute autre affection que la chasse, je
me livrois à son exercice en vrai sauvage; et plus
qu’un sauvage que le besoin seul excite, je savois
attacher à la conquête d’un individu dont je dé-
couvrois l’existence , un prix qu’aucune latigue
n’eut pu modérer h mes yeux, A peine à son cri
ou à quelque signe semblable me sentois-je appelé
par quelque nouvel oiseau, les moyens ordinales
ne me sufiisoient pas; j’en inventois aussitôt pour
qu’il ne pût m’échapper, et fallut-il passer un mois
entier à le poursuivre ou bien à l’attendre, je cam-
pois là et ne quittois ma place qu’après avoir ob-
tenu ma proie, A 4
8 VOYAGE
C’est à cette opiniâtre persévérance que fe dois
l’avantage de posséder presque toutes les espèces
d’oiseaux qui appartiennent à la partie d’Afrique
que j’ai parcourue : je dis presque tous ; car il
est des événemens qui dépassent les bornes de notre
puissance. Qui ne sait, par exemple, combien la
différence des saisons peut éloigner du chasseur ou
mettre à sa portée des especes qu’alors il ne de-
vra plus qu’au hasard. Il en est ainsi des oiseaux
de passage. Sans doute dans une contrée sujette
à de forces pluies, à de longues sécheresses , à de
grandes variations de l’atmosphère , ces oiseaux de
passage se rencontrent et s’éloignent plus fréquem-
ment que dans notre Europe où nous ne sommes
soumis qu’à l’alcernative du froid et du chaud; et
c’est encore en proportion de la variété des es-
pèces que le plus adroit chasseur doit s’attendre
à n’en obtenir qu’une suite plus ou moins com-
plette ; la vie d’un homme ne pouvant suffire à la
recherche de tout ce qui existe en ce genre.
Mes journées se trouvoient utilement et pres-
qu’encièrement remplies à classer, à entretenir mon
cabinet , à méditer sur les moyens d’en remplir les
lacunes , à former un système suivi qui pût un
jour , au sein de la vieillesse me dédommager de
l’impuissance d’en aller chercher les élémens à leur
source et ne vînt mêler aucun regret au souvenir
d’une épreuve qu’on ne peut recommencer qu’en
recommençant sa vie. Je me promettois en idée,
dans ce second voyage de plus grandes jouissances
que dans le premier. La boussole de l’expérience
devoir cette ibis guider ma marche et m’applanir
de terribles obstacles. On verra jusqu’oii peut s’é-
tendre notre prévoyance, et si le précipice n’est
pas souvent voisin du précipice auquel on échappe.
ENAFRIQUE. 9
P avois en partie disposé tout ce qui m’ëtoit né-
cessaire pour partir ; le moment de sortir du Cap
n’arriv^oit pas assez tôt à mon gré. Un homme que
j’attcndois avec une mortelle impatience , que je
n’avois point vu depuis mon retour, sans lequel
je ne me promettois ni plaisir ni sûreté , tout h
coup se présente h mes 3'eux : c-’étoit Klaas. Il y
avoit alors chez le fiscal compagnie nombreuse et
choisie. Klaas jouissoit par-tout d’une grande re-
nommée. Associé h mes travaux et chargé plus
particulièrement d’en exécuter les plans, je n’avois
point tari d’éloges sur ce conseiller fidèle ; son
arrivée subite excita la plus vive curiosité dans la
maison de Boers. On ne fut plus occupé que de
mon ami; par un mouvement spontané chacun se
leva lorsqu’il parut. Je devois tout à son attache-
ment et à sa fidélité. Il en recueillit dans un ins-
tant de précieux témoignages. Le fiscal tira sa bourse
et lui fit un présent considérable ; tous les assis-
tans imitèrent son exemple : Klaas étourdi , stupé-
fait, SC crut aussi riche que le gouverneur.
Une amère pensée absorboit pourtant toutes cel-
les qui naissoient de cette réception imprévue ; il
s’étoit , en entrant, avancé vers moi pour me té-
moigner sa joie que son émotion même l’empcchoit
d’exprimer; il tenoit aussi dans ses mains un pré-
sent; les yeux mouillés de larmes, la bouche en-
tr’ ouverte , il me présentoit certain paquet , cer-
taine boîte auxquels il paroissoit attacher un grand
prix. Je jouissois un peu de son trouble , qu’au-
gmentoit encore le silence de tous ceux qui l’en-
touroient. Il scroit, je crois, resté la nuit entière
dans cette attitude , si je ne l’avois enfin arraché
h son emban;as. ,, A qui donc, lui dis-je, s’adres-
sent ces objets ? „ Eh! c’est à vous, me répond-
lO VOYAGE
il; ce sonc de ces animaux que vous aimez tant!
si j’ai tardé. à venir vous revoir, c’est que je n’au-
rois jamais voulu m’approcher de vous tout seul
et sans vous montrer que je pensois à vous; mais
j’ai- bien peur que ce que j’apporte ne soit ni si
beau ni si rare que les oiseaux que nous tuions
là-bas.
Qu’on juge de ma surprise et de ma joie lors-
qu’à l’ouverture des deux paquets je vis une col-
lection très-bien arrangée de jolis insectes et de
quelques oiseaux écorchés avec beaucoup d’adresse
et selon la méthode qu’il ni’avoit vu tant de fois
pratiquer dans les déserts ! J’avoue qu’aucun té-
moignage de faveur ou d’estime n’a jamais rem-
pli mon ame d’un sentiment si pur et si délicieux
que cette démarche franche et naïve de mon Hot-
tentot, et l’idée d’avoir uniquement occupé sa pen-
sée pendant l’intervalle assez long de notre sépa-
ration. Bonne nation ! qu’ils viennent ces beaux
esprits mettre eit parallèle leur délicatesse ingé-
nieuse et leurs procédés sublimes avec ce trait
d’une amitié si simple et d’un sentiment aussi vrai.
O mon cher Klaas , combien de fois attiré chez
de beaux personnages, complimenté par les uns,
caressé par les autres , grandement distingué par
tous, combien de fois au sein des faveurs et des
brillantes promesses , j’ai r’ouvert la boîte d’in-
sectes et t’ai rendu grâce des courts mais délicieux
instans arrachés à la chaîne des ennuis , alors que
j’en étois réduit à t’étaler mon savoir , souvent
meme à mandier tes éloges !
Klaas resta peu de tems auprès de moi ; son
trésor déjà commencoit à l’embarrasser. La femme
que je lui avois donnée , occupoit , en ce mo-
ment , son esprit ; il se moptroic empressé de do-
EN AFRIQUE. II
poser dans scs mains sa richesse. Lorsque je me
tus assuré que mes autres compagnons de voyage
çà et là dispersés dans le voisinage de sa horde,
vivoient heureux et tranquilles, que mes bestiaux
étoient en bon état, mes chariots et mes usten-
siles à couvert et bien soignés , que toute ma ca-
ravane , en un mot , n’attendoit qu’un signal pour
se mettre en route ; j’embrassai mon fidèle adju-
dant et le laissai partir.
Cette visite inopinée qui venoit d’occuper toute
la société du fiscal , rappela le souvenir d’un au-
tre compagnon de mes voyages : bon ami, servi-
teur fidèle , très-adroit , ingénieux en ressources
dans des circonstances difficiles, et qui, plus d’une
fois , m’avoit tiré d’embarras. La compagnie en-
tière voulut le voir ; on s’achemina vers sa de-
meure comme pour lai annoncer le moment d’un
départ; c’étoit à qui lui portcroit cette bonne nou-
velle. On voit bien que je parle de mon singe.
Il n’y avoir point de bonne fête s’il n’cn otoit pas.
Chaque jour nous étions dans l’usage , Boers et
moi , au sortir de table, d’aller visiter Kees dans
sa loge ; nous lui portions du dessert et des fruits.
Naturellement doux et caressant , il n’avoit rien
des défauts de son espèce ; il eut plutôt partagé
ceux de son instituteur. Mais il sembloit avoir reçu
des vertus ; il étoit sensible aux amitiés qu’on lui
faisoit, et très-empressé d’y répondre. Je ne con-
noissois qu’une seule personne qui ne pouvoir frayer
avec lui ; même il le haïssoit fortement. C’étoit
un officier du régiment de Pondichéri, qui logeoir,
ainsi que moi , chez Boers, et qui un jour, pour
éprouver l’affection que me portoit mon singe ,
avoit feint de me frapper en sa présence. Kees ,
à cette vue, étoit entré en fureur, et, depuis ce
12 VOYAGE
moment , il avoit pris l’officier en aversion. Du
plus loin qu’il l’appercevoic , ses cris et son geste
ciénotoient assez toute l’envie qu’il avoit de me
venger ; il grinçoit des dents et fiüsoit des efforts
pénibles pour s’élancer sur lui. En vain l’offen-
seur avoit plusieurs fois tenté par des friandises
de fléchir cette colère : le ressentiment avoit laissé
dans l’ame de Kees une haine profonde qui ne
s’effaça de long-tcms.
Cette impuissance d’efforts, pour laver mon af-
front , annonce que l’infortuné étoit dans les fers ;
îa crainte de le perdre , m’avoir déterminé à ce
moyen fâcheux ; s’il s’étoit échappé de la maison ,
à coup sûr il m’eut été enlevé , ou par des ma-
telots qui l’auroient emporté sur leur bord , ou
par des habitans du Cap qui l’eussent caché pour
le garder, ou même par des esclaves qui l’auroient
fait rôtir et mangé , tant sa renommée lui avoit
attiré d’amis.
Le pauvre Kees paroissoit sentir douloureuse-
ment son esclavage. A la vérité, Boers lui avoit
fait construire une très-belle loge ; mais est-il des
plaisirs sans la liberté ! Mon singe avoit d’ailleurs
une portion de fitcultés morales qui rendoit sa
situation plus pénible qu’elle ne l’eut été à un
singe vulgaire. Aussi-tôt qu’il m’appercevoit , il
s’élançoit vers moi de toute la longueur de sa
chaîne; c’est à moi sur-tout qu’il sembloit répro-
chcr et mon ingi-atitude et sa captivité. Le mo-
ment de lui rendre le bonheur étoit chaque jour
plus voisin; je savois m’endurcir à ses pressantes
marques d’affection ; je l’aimois trop pour lui en
donner un témoignage imprudent.
Je devois tout craindre, en effet, si j’eusse eu
la foiblesse de me laisser aller à la pitié; de Uu-
EN AFRIQUE. 13
même il eut pu m’échapper. Un sentiment plus
fort que l’amitié pouvoir à chaque instant l’en-
traîner. Il n’en est pas du singe comme des autres
animaux domestiques, que leur instinct attache
au sol où ils ont été élevés, et qui toujours y re-
viennent; soit que, comme le chien, ils soient
plus affectionnés pour le maître que pour la mai-
son natale; soit que, comme le chat, ils aient
plus d’attachement encore pour la maison que
pour le maître. Le singe, au contraire, indocile
et récalcitrant , incapable de souvenirs ou pour l’un
ou pour l’autre , conserve pour l’indépendance un
penchant que ne peut corriger la plus douce et
la plus tendre éducation. D’ailleurs, rapproché de
l’homme , en quelque sorte , par les formes et par
l’usage qu’il fait de ses menibres, il lui ressemble
encore par la faculté de se reproduire en tout
tems : bien différent des autres animaux h qui la
nature a assigné des époques fixes et périodiques
au-delà desquelles ils vivent, h cet égard, dans une
nullité profonde. Kees étoit vierge encore et n’a-
voit point connu le plaisir; la plus légère amorce
eut embrasé ses sens; il ne falloir qu’un instant
pour en faire un singe très-libertin; et si, plus
constant, plus sage qu’on ne l’est au jeune âge,
il eut brûlé pour une seule femelle, son maître
auroit été bientôt oublié pour elle; il l’eut suivie
au fond des bois et n’en seroit jamais revenu. Très-
attaché h Kees, et ne pouvant consentir à le per-
dre, j’usai de mon pouvoir en despote et l’enchaî-
nai pour en disposer à ma guise.
Le lecteur me pardonnera ces détails minutieux.
Ils me sont chers à moi, qui n’ai pas de grands
exploits à redire ni de brillans écarts où me perdre.
J’étois chaque jour plus occupé des projets de
14 VOYAGE
mon voyage; cette nouvelle entreprise entraînoît
de longs préparatifs; je me flattois que ce voyage
auroit lieu dans peu de jours ; les fatigues de ce-
lui que j’avois fait s’étoicnt tellement dissipées qu’il
me sembloit l’avoir entrepris il y avoit dix ans;
enfin, j’allois repartir.
Malheureusement, nous étions dans la saison la
plus sèche de l’année; ceux des habitans h qui j’a-
vois confié mes projets et qui y prenoient le plus
de part, malgré tout le désir qu’ils témoignoient
de me voir completter mes découvertes, ne ces-
soient de me conseiller d’attendre un moment plus
favorable pour me mettre en route : on trouvoit le
tems contraire et fâcheux : comme si les saisons
qui régnent au Cap et dans le voisinage tic la mer,
dévoient être les mêmes à quelques centaines de
lieues dans l’intérieur de l’Afrique. J’en avois fait
déjà l’expérience, et j’eus la fbiblesse de céder
au conseil de ces amis trop timides. Un autre des-
sein succéda à celui-ci, avec la meme vivacité que
je l’avois embrassé; je différai donc mon dépttrt
jusqu’à la saison qu’on me représentoit comme fa-
vorable ; on verra dans la suite combien ces retar-
demens m’ont été funestes , et à combien de mal-
heurs ils m’ont exposé moi et les miens.
J’avois résolu de m’éloigner du Cap ; la circons-
tance qui me portoit h différer mou grand voyage ,
me déterminoit encore mieux à entreprendre celui
des environs de cette ville; c’étoit du moins un
aliment à mon impatience , et je trouvois dans cette
ressource, la seule qui me restât au milieu des en-
nuis dont j’étois assiégé, quelque dédommagement
au délai où m’avoit contraint la saison. Dans le
court entretien que j’avois eu avec Klaas, j’avois
appris que les deux Hottentots à qui j’avois con-
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CAMPEMIC-NT SrR L'HABITAT 10]
^ DE J. SLABEP. À THEE FONTYii
EN AFRIQUE. 15
fie la garde de mes bœufs et tout l’attirail de ma
caravane , avoient conduit mes animaux , en atten-
dant l’ordre d’un second départ, dans les pâturages
du Groene-kloof; que mes chèvres étoient restées,
suivant mes intentions , dans le Swart-Land , chez
mon bon ami Slaber, qui, toujours également
zélé pour mes intérêts , s’étoit chargé d’en pren-
dre soin.
Hélas ! combien j’avois de reproches à me faire
d’avoir négligé , depuis mon retour au Cap , ce
digne et respectable ami , à qui j’avois des obli-
gadons si essentielles. Je ne sais quelles affaires ,
quel assujetissement , quelle bienséance du beau
monde et de la bonne compagnie, m’avoient si long-
tems empêché de l’aller voir. Ou pouvois-je goû-
ter un plaisir plus pur et plus vrai que chez ce
colon , à qui je devois de ne m’être pas livré tout-
h-fait au désespoir lors de mon désastre dans la
baie de Saldanha , ayant tout perdu , errant au
sein d’une terre étrangère, sans asile, sans argent,
sans amis , sans ressource aucune. L’image de ce
vertueux Africain me causoit de vifs regrets ; je
volai vers lui , et pour la troisième fois son habi-
tation revît un de ses plus chers enlans ; je reçus ,
avec profusion , les caresses de cette famille char-
mante. A la sui-prise, h la joie que je leur causai,
au désordre subit de la maison , on eut dit une
fête- rcnouvellée de l’histoire ancienne ou bien un
personnage fameux de retour d’une expédition il-
lustre ; ils ne sembloicnt tous occupés qu’a devi-
ner des moyens de me rendre mon séjour agréa-
ble. Les parties de plaisir qui fussent davantage à
leur portée , ainsi qu’à la mienne , étoient celles
de la chasse : on m’en prodigua de tres-amusanœs ;
quelques promenades plus paisibles venoient faire ,
l6 VOYAGE
de tetns en rems , diversion à cet exercice fati-
gant : les aimables filles de Slaber s’éroient char-
gées de les diriger ; elles y mettoient une sorte
de finesse et de grâce qu’on n’auroit pas dû at-
tendre peut-être de femmes si peu faites aux usages
et aux cajolleries des Européennes. Elles avoient
imaginé, par exemple, quelles ne pouvoient offrir
aux regards de leur hôte inconstant, un spectacle
plus doux et mieux fait pour le retenir auprès d’el-
les que celui de ses chevaux et de ses chèvres ,
paissant paisiblement dans les pâturages voisins de
leur habitation. Je fus conduit, comme, sans m’en
douter , vers un petit tertre très-agréable , où je
trouvai tous ces animaux dans une situation et dans
un embonpoint extraordinaires; elles-mêmes avoient
daigné s’occuper du soin de mon troupeau. A me-
sure que nous avancions, nouveau plaisir et nou-
velles exclamations; mes richesses s’étoient accrues:
plusieurs mères avoient mis bas et m’avoient donné
des chevreaux. Il faut avoir éprouvé ce que j’ai
senti , pour savoir tout le prix que j’attachois à
çes trésors , les seuls qui soient vraiment dignes
de moi , les seuls qui ne m’aient causé ni regrets ,
ni humiliations, ni dégoûts. Les services que mes
chèvres m’avoient rendus dans mon premier voya-
ge , m’en presageoient de plus doux encore ct'dc
plus féconds dans la suite. J’insiste avec délice sur
cet objet : puissent les voyageurs imiter mon exem-
ple ; car ils doiv'ent s’attendre , quelque ressource
ingénieuse qu ils aient préparée d’avance , h pâtir
bientôt au sein des déserts d’Afrique , s’ils n’ont
pour compagnons quelques bœufs et pour com-
pagnes de jeunes chèvres.
Il làllut encore une fois se séparer des bons et
incomparables Slaber ; je promis h ces âmes cé-
lestes
EN AFRIQUE. 17
lestes de venir plus d’une fois me réunir à elles
duns mes diverses promenades aux environs du Cap;
j’ai tenu parole. Cette demeure auguste et silen-
cieuse, comme un aimant indomptable, m’attiroit
souvent de fort loin; je n’éprouvois pas un sujet
de plaisir ou de joie, que je n’accourusse aussitôt
le déposer dans le sein de cette famille chérie.
J’ai dit quelque part qu’un des hommes qui m’é-
toient le plus attachés et qui m’avoient rendu le
plus de services au sein des dangers , étoit le vieux
Swanepoel : j’avois dépêché vers lui un de scs ca-
marades pour lui dire de me venir trouver au Cap ;
il y étoit accouru ; je plaçois au rang des premiers
devoirs le soin de récompenser son amitié pour
moi, et j’allois lui donner une grande preuve de
la mienne en lui annonçant que nous allions repartir.
Un événement malheureux avoit failli autrefois
à le perdre : dans un moment de querelle et de
colère il avoit frappé une femme Hottentote qui
étoit morte des suites de sa blessure. Son affaire
ayant été présentée défavorablement au veld-com-
mandant de son canton, qui, de son côté, lui en
vouloir, le pauvre Swanepoel avoit été condamné
à finir scs jours dans l’île Ruben; il y vivoit do-
puis plusieurs années quand ladéclaration de guerre
entre l’Angleterre et la Hollande obligea d’évacuer
cette île et de transporter les bannis - prisonniers
dans les bdtimens de la Compagnie. Ce fut dans
ces circonstances que j’entrepris mes premières
courses : j’ai assez parlé de lui dans le récit que
j’en ai donné au public; il avoit trop bien rempli
le rôle dont il s’étoit chargé dans ma caravane, pour
que son délit qui m’étoit connu ne fût dès long-
tems expié dans mon esprit. Le fiscal, mon ami,
qui avoit pris des renseignemens satisfaisans sur le
Tome I, B
iB VOYAGE
compre de ce vieillard, n’accendit pas que j’en fisse
l’éloge; adoucissant exprès pour moi les loix dont
il étoit l’interprète, il m’accorda la liberté de ^wa-
nepoel pour tout le tcms où j’aurois besoin de cet
homme pendant mon séjour en Afrique. Je promis
de le représenter à mon retour au gouvernement;
mais bientôt, par une générosité à laquelle je n’a-
vois pas lieu de m’attendre, Uoers lui donna sa li-
berté toute entière. Il fit plus : sensible et touché
jusqu’aux larmes des détails dans lesquels je venois
d’entrer à son sujet, il voulut récompenser sa fi-
délité envers moi par le présent qu’il lui fit aussi-
tôt d’un bagage complet , et l’ordre qu'il donna
de lui compter sa paie pour tout le teras qu’il avoit
passé avec moi. Telles étoient les délicates et pré-
voyantes attentions par lesquelles mes amis , à l’en-
vie, chcrchoientà encourager mon zèle, en m’at-
tachant par tous les moyens les compagnons que je
destinois à partager mes dangers ; et c’est ainsi qu’en
rejetant adroitement sur moi tout le mérite des
bonnes actions dont je n’étois que l’objet , ils in-
sinuoient d’avance à mes Hottentots cet esprit de
subordination et de dévouement sans lequel un ob-
servateur en Afrique , ne pourroit faire aucune
tentative au-delà de la colonie.
Pour comble de faveur , le fiscal me réserva tout
le plaisir d’annoncer moi-méme une nouvelle aussi
douce h celui qu’elle intéroissoit. A peine eus-je
prononcé ces mots : tu es libre , à peine eus -je
commencé à raconter tout ce que mon ami venoit
de faire pour un infortuné , que , ranimé par la
recoiinoissance , et comme reprenant une vie nou-
velle , le vieillard se précipite dans mon sein qu’il
inonde de scs larmes. J’étois étrangement ému et
hors de moi-même; il me sembloit que c’étoit moi
EN AFRIQUE. 19
qu’on arrachoit au bannissement et qu’on venoit
rendre k la société : il est si doux de renaître à
l’honneur. Tous les maux que j’avois éprouvés sur
le Middelbourg se retracèrent à mon imagination ;
je me reportai à deux ans en arrière , à ce moment
si malheureux où j’avois eu besoin moi-même de
la pitié des hommes ; circonstance si funeste qu’il
ne me seroit jamais entré dans l’esprit de penser
que je pourrois un jour exercer la mienne envers
autrui d’une façon à la fois si naturelle et si tou-
chante !
Lorsque Swanepoel eut un peu calmé ses sens
et qu’il fût en état de m’entendre , je lui confiai
mes projets et lui promis de l’emmener avec moi.
A la vérité , son grand âge et la fatigue du pre-
mier voyage , l’incertitude même et les difficultés
de celui que j’allois entreprendre ne me permet-
toient guère de le conduire aussi loin ; mais la co-
lonie m’offroit un assez vaste champ pour que je
me montrasse empressé d’user encore une fois de
ses bons offices. Je m’en serois trop voulu à moi-
même , dans le moment d’une joie aussi pure d’ex-
poser ce vieillard à périr, lui, à qui il restoit en-
core quelques jours paisibles et du moins honorés
à couler au sein de sa famille. Il parut satisfait de
l’offre que je lui fis de visiter ensemble la colo-
nie; ou, s’il éprouva quelque regret, en pressen-
tant que je ne l’entraînerois pas plus avant , il eût
grand soin de me le cacher , et même dans la suite
il n’en marqua aucun mécontentement à mes au-
tres compagnons de voyage.
J’ïii déjà exposé ailleurs les motifs qui pendant
lîion premier voyage m’avoient déterminé invin-
ciblement à m’éloigner des habitations de la co-
’ Ionie, et à éviter tout commerce avec les colons:
B 2
20 VOYAGE
outre les embarras et les distractions inévitables
que leurs visites eussent apportés k mes opéra-
tions, j’avois à surveiller un terrain considérable
qui n’étoit jamais mieux en ordre que quand nous
n’avions autour de nous aucuns voisins étrangers.
On se rappelle combien j’eus à me repentir d’une
complaisance contraire à ces dispositions pour
m’en être écarté une fois à Agter-Bruincjes-Hoogte :
quoique je n’eusse communiqué avec ces colons
que l’espace de quatre heures seulement, il se
répandit dans mon équipage un tel esprit d’insu-
bordination , qu’il follut toute ma fermeté pour y
rétablir l’ordre et la bonne intelligence ; c’est à
ce moment fâcheux , à ces germes d’une commu-
nication dangereuse que je dus le malheur de n’a-
voir pas visité la Cafrrerie , contrée si intéressante
et que je regretterai toute ma vie de n’avoir pas
connue , pays très-curieux et qui mérite à lui seul
un voyage!
Mais comme il entroit dans mon plan général
de visiter ici la colonie proprement dite et d’é-
tudier l’humeur de ces hommes moitié sauvages,
moitié policés , je ne pus me défendre d’en courir
les hasards ; seulement je me livrai à des précau-
tions particulières et ne m’associai que des Hot-
tentots dont je n’avois rien à craindre ou que je
pourrois renvoyer dans la suite. Cette petite in-
cursion devint de jour en jour plus intéressante à
mes yeux; elle étoit, en quelque sorte, l’enca-
drement du grand tableau que je m’étois promis
d’esquisser. C’étoît peu d’avoir fait quelques pro-
menades pendant mon séjour au Cap , dans les ha-
bitations voisines de cette ville , il falloir pénétrer
plus avant , parcourir le gros de la colonie dans
tous ses sens, en lever, s’il étoit possible, un
E N A F îl I Q U E. 21
plan ropographique. Un rayon de quarante ou cin-
quante lieues de pays à visiter , ne m’éloignoit pas
assez du Cap pour m’einpécher d’y revenir dès que
je le désirerois , et nulle autre occupation dans ce
moment ne sembloit mieux faite pour me dédom-
mager du chagrin que me causoit la suspension de
mon voyage dans le désert.
C’est k cette petite entreprise que je m’associai
Swancpoel; je l’emmenai avec d’autant plus de
confiance , que je la regardois comme une prome-
nade sans fatigue et sans de grands dangers. Je lui
donnai quelques jours pour aller partager avec sa
famille le bonheur de la liberté que lui avoit don-
née mon ami, et lui assignai son retour comme le
signal du départ. Il fut exact. A peine arrivé, nous
miontâmes k cheval ; je partis sans autre apprêt et
sans autre équipage que celui qui est indispensa-
blement nécessaire lorsqu’on veut passer quelque
tems à la campagne. Swanepoel connoissoit par-
faitement la colonie ; il m’avoit conseillé de ne
point me surcharger d’un atcinnl inutile , m’assu-
rant qu’il trouveroit en tout cas les moyens de
pourv'oir k tous mes besoins, et que je ne manque-
rois pas de rencontrer par-tout la plus douce et
la plus franche hospitalité. L’usage de cette vertu
précieuse et presque bannie de toute la terre étoit
bon pour m.oi dans cette circonstance , mais eut
été funeste k mes autres compagnons , qu’il eut
dégoûté des fatigues qu’ils avoient à partager avec
leurs chefs , et les auroit infailliblement empêché
de me suivre.
J’entam.ai la route par la Hollande-hottentote ;
de là je me proposois de parcourir tous les points
de la cofonie , jusqu’aux Vingt-quatre-rivières , de
revenir ensuite au Cap par le Swart-Land, où je
B 3
O O
VOYAGE
me scrois encore une fois reposé chez mon incom-
parable ami Slaber.
Je n’entrerai dans aucuns détails trop étendus
sur les productions des divers cantons , sur la cul-
ture et beaucoup d’autres objets que j’ai déjà trai-
tés ; je dirai quelques mots des hommes et de leur
manière de vivre. Je ne puis cependant me défendre
en passant d’arrêter mes regards sur cette source
précieuse des eaux thennales où la Compagnie a
pratiqué des bains pour les malades, et que, pour
cette raison , l’on nomme bains chauds. C’est-là
que Boers, dans un état désespéré, abandonné des
médecins , avoit recouvré la santé. J’aurois voulu
bâtir un temple dans cet asile, où avoit été sauvé
un ami que la mort poursuivoit depuis long-tems ;
je l’aurois entouré d’une barrière ; je l’eusse déifié.
Aux siècles magiques et channans de la mytholo-
gie , dans ces tems de fictions, souvent aussi pro-
fondes qu’elles étoient ingénieuses, où les fleuves,
les rivières , les ruisseaux , les fontaines avoient
chacun leurs emblèmes cachés, et appeloicnt, sous
divers rapports, l’image d’une divinité bienfaisan-
te, j’aurois offert à la naïade de ces lieux un
hommage que la postérité auroit peut-être con-
sacré.
En visitant le Fransche-Hoeck , je ne revis pas
non plus sans intérêt cette race de réfugiés fran-
çois, naguère persécutés dans leur injuste patrie,
dépouillés , proscrits , avilis , chassés par elle com-
me des hordes de misérables; victimes du fana-
tisme et de l’intolérance, et n’ayant d’autre refuge,
au sein de cet abandon affreux, que la pitié de
quelques gouvememens voisins qui leur permirent
d’aller arracher , aux côtes de l’Afrique , une sub-
sistance qu’on eût craint même de leur donner
E N A F Pv I Q U E. 23
dans une terre trop voisine des lieux témoins de
leur désastre. Eloigné de la .France, qui a rejetté
ses enfans, ils ont oublié son langage, hélas! et
n’ont pas perdu son souvenir : leurs usages mêmes
se sont fondus dans les usages hollandois; ils ne
diffèrent plus guère des autres colons; la trace
originelle est perdue, on ne les reconnoîtroit à
rien , s’ils n’avoient conservé , pour la plupart , des
cheveux noirs, qui contrastent avec la chevelure,
presque toujours blonde , des habitans de la colo-
nie hollandoise. C’est ainsi que s’efface et que se
détruit insensiblement cette modification que l’hom-
me social reçoit de son gouvernement , de son
éducation , de ses loix ; tout avec le teins se dé-
truit, renaît, se récompose; il est cependant des
souvenirs et de certaines traditions qui se prolon-
gent au-delà des siècles.
Le sort de ces infortunés fugitifs , martyrs de
leur religion quelle qu’elle soit , qui ont^ tout
quitté , jusqu’aux tombeaux de leurs ancêtres ,
pour se transplanter aux extrémités de l’Atrique ,
m’inspiroit pour eux une compassion tendre dont
ils ne soupçonnoient guère le motif. Après mon
retour en France, depuis que de vastes mers nous
ont séparés, cet intérêt s’accroît encore chaque
jour : la liberté veut effacer jusqu’au souvenir d’une
proscription si lâche; les derniers enfans^ de ces
pères si malheureux retrouveront peut-être un
jour, dans leur ancienne patrie, tous les biens
que leur ravit et la rage des prêtres et la funeste
condescendance du despote.
C’est ici le lieu de raconter comment se sont
faites les concessions de terrain dans cette contrée
si long-tems inculte , et quel est l’usage qui s’ob-
serve encore de nos jours à cct égard. Lecteur,
B 4
£4 VOYAGE
repose ton attention sur ces détails : il y a ici quel-
que chose de l’origine des possessions* et des éta-
blissemens humains; je dois cette recherche au
hasard qui me porta un jour dans le Rooye-Zand
(Colonie du sable ronge).
J entrois vers midi dans une habitation ; l’excès
de là chaleur et la fatigue qu’elle m’avok causée
m’iuvitoit au repos ; je comptois m’y arrêter jus-
qu au soir. Une jeune fille étoit seule dans la pièce
ou j entrai; elle avoit une figure charmante qui
annonçoit h peine seize ans ; je la saluai , je l’em-
brassai selon 1 usage; mes regards involontairement
se proracnoient autour d’elle ; elle crut s’apper-
cevoir que je m’étonnois d’être ici sans témoins ;
elle me prévint et me dit que son père et sa mère
étoie’' absens du logis. Je concevois difficilement
qu’ils eussent quitté leur demeure au moment de
la plus grande ardeur du soleil ; je lui demandai
par quel accident ils avoient été forcés de sortir?
,, Ce matin , me répondit-elle , nous avons reçu
,, 1 avis que quelqu’un a planté un baaken (piquet)
„ sur notre territoire ; cette nouvelle nous a fort
„ alarme ^et mes parens sont partis aussi-tôt pour
„ aller s’en éclaircir sur le lieu même Pour
moi , qui ne concevois pas ce qu’un piquet fiché
en terre pouvoir avoir d’aussi alarmant qu’elle eut
contraint CCS colons à braver, contre leur usage,
la plus grande ardeur du jour , et même à aban-
donner leur fille, je repartis assez naïvement que
si un passant avoit planté ce piquet, il étoit très-
aisé h un autre passant de l’enlever , et qu’il n’y
avoir dans tout cela rien de pressé; j’oftris, si le
père et lanière ne l’avoient pas découvert, de l’ar-
racher moi-même, dans le cas où je passcrois de
ce côté. La jeune fille me répondit que cette opé-
E N A F R I Q U E. 25
ration ne dépendoit ni d’elle, ni de moi, ni de
personne; elle ajouta que son père, ne pouvant
tarder à revenir, il me conteroit Thistoire du pi-
quet plus au long, et elle m’invita h me rafraîchir
et à lui faire compagnie.
Ses parens, en effet, furent bientôt de retour;
le père caressoit saillie pour m’avoir retenu, tandis
que la mèrô me prodiguoit scs attentions obli-
geantes. Nous nous mines ii table ; une gaieté fran-
che présida au dîner : l’affaire fâcheuse qu’on avoit
tant redouté venoit de s’arranger et chacun s’en
étoit allé satisfait.
J’attendois toujours la grande histoire des pi-
quets ; les bonnes gens sont lents h conter : ce ne
fut pas sans de nombreux préambules , au milieu
desquels je me livrois â de charmantes distractions ,
que mon hôte entama ce discours.
„ Il faut que vous sachiez, dit-il, qu’ici, voir
„ et posséder sont à peu près la même chose ;
„ lorsqu’un habitant du Cap veut se procurer dans
„ la colonie un emplacement quelconque , soit
,, pour y placer des bestiaux , soit pour le défri-
„ cher et le mettre en culture , il parcourt dilfé-
„ rens cantons pour chercher un terrain qui lui
„ convienne. L’a-t-il trouvé , il y plante ce qu’on
„ appelle un baaken ( c’est annoncer prise de pos-
„ session de l’endroit , à ceux qui viendroient dans
„ le même dessein , et leur dire que la place est
„ retenue) : alors il retourne au Cap, et sollicite
„ du gouvernement une permission et autorisation
„ légale. Ordinairement ce consentement ne se re-
„ fuse point ; mais comme toutes les concessions
„ du désert , faites par la Compagnie , sont sou-
„ vent d’une lieue carrée en superficie , il arrive
„ quelquefois que , soit par méprise, soir par mau-
z6 VOYAGE
„ vaise volonté , le baakcn se trouve planté sur la
,, possession de quelqu’un , ou que dans l’enceinte
„ de sa lieue carrée il englobe quelque partie d’une
„ propriété étrangère. Dans ce cas, il faut, pour
„ fuir la querelle , une descente d’experts et une
„ sentence de juge ; pour peu que la discussion
„ soit claire , elle est promptement terminée ; mais
„ si elle offre quelque difficulté , tout est perdu :
,, alors commence un procès , qui devient un éter-
,, nel sujet de haine et de discorde , entre deux
„ colons; un autre malheur de ces désolantes pro-
„ cédures , c’est que le propriétaire lésé pouvant
,, rarement quitter son travail , pour aller lui-même
,, exposer son affaire et plaider sa cause, qu’il en-
„ tend assurément mieux que personne; le rapport
„ ne s’en continue pas moins et l’homme de jus-
„ tice, qui souvent n’a pas vu les lieux, l’explique
„ comme il peut. Le magistrat, qui lui-même n’est
„ pas mieux instruit, juge l’affaire comme il l’en-
„ tend : voilà comme ces Européens , qui s’attri-
„ buent exclusivement l’intelligence et la raison ,
„ oublient qu’ils ont avec tout cela la corruption
„ et les vices en partage. C’est ainsi que les con-
,, testations les plus simples entraînent souvent la
„ ruine des familles , et ne sont profitables à per-
„ sonne , si ce n’est aux juges qu’elles font entrer
„ dans leurs différens; tandis qu’au contraire les
„ colons que leur condition éloigne du tracas des
„ villes et de leur influence dangereuse , à l’aide du
„ simple bon sens , et n’ayant que la nature pour
„ guide , sortent souvent si sagement et si vite de
„ tout embarras d’esprit ,, . Quelque philosophie
que mon hôte affectât en me faisant le récit des
usages relatifs aux concessions des terrains , et quoi-
que son visage , qui s’enflammoit à chaque trait sa-'
E N A F R I Q U E. 2/
tirique qui lui échappoit contre la société , annon-
çât en lui beaucoup d’énergie , de candeur et d’es-
prit , j’abrège et laisse au lecteur le soin de suppléer
à ce que je ne dis pas:
Je repris ma route vers le soir et reçus le baiser
de paix de route cette famille.
Du Rooye-Zand j e passai dans le canton des Vingt-
quatre-rivières , le plus agréable sans contredit de
toute la colonie hollandoise : il doit son nom à la
multiplicité des ruisseaux dont il est arrosé ; on juge
aisément, à l’abondance de ses eaux, à quel point
ce terrain est productif et riant. Bien plus , les ca-
naux principaux , par des saignées adroitement mé-
nagées, portent l’abondance et la fécondité jusque
dans les terres labourées de toutes les termes envi-
ronnantes ; les habirans mettent beaucoup d’adresse
à diminuer ou à grossir le volume de ces eaux , si
favorables aux moissons. Nulle part dans la colonie
les prairies ne jouissent au même degré d’une ver-
dure aussi belle ; il y règne une douce fraicheur dont
la vue seule, dans ce pays brûlé, flatte l’œil du
voyageur , charme son imagination et suspend véri-
tabiement ses fatigues. Les Vingt -quatre -rivières
sont l’Eden de l’Afrique ; on s’y promène dans des
bosquets d’orangers; de citroniers, de panpelm.oes;
le parfum des fleurs attaque délicieusement l’odorat ;
une ombre légère invite au repos , aux rêveries , à
la méditation. Tout ce qui entoure ces jardins en-
chantés ajoute encore au prestige : les regards se
promènent au loin sur un horison magnifique; une
enceinte de collines embellit et anime ces plans di-
vers que terminent de hautes montagnes dont la tête
va se perdre dans les nues ; dans ce site enchanteur
on rencontre sous ses pas tout ce qui sert aux be-
soins et aux douceurs de la vie. L’attrait de ces
28 VOYAGE
lieux se fait à peine sentir qu’on y voudroit fixer
à jamais sa demeure ; les habitations y sont plus
rapprochées; elles s’y amassent insensiblement; je
ne désespère pas qu’ils n’olfrent bientôt le spec-
tacle d’une seconde ville dans la colonie, etqu’en-
fin la vallée des Vingt-quatre-rivièrcs ne devienne
un jour la terre la plus riche et la plus peuplée
des environs du Cap.
Je me proposois, comme je l’ai dit, de revenir
k la ville par le Swart-Land et de passer quelques
jours chez mes bons amis, je dois dire chez mes
bons pareils les Slaber. Entre autres divertissemens
auxquels nous avions coutume de nous livrer en-
semble , il en est un . qui m’étonna étrangement
lorsqu’on me l’eut proposé et que j’en eus fait
l’épreuve. On me promit de me procurer des oi-
seaux qui m’écoient inconnus ou qui manquoient k
ma collection. Toutes les fois qu’il s’agissoit de
quelque nouveauté en ce genre , j’étois aussitôt
préparé qu’averti. Je saisis donc mon fusil et me
mis en devoir de sortir; „ Non, non, me dit-on,
laissez vos armes; elles nous géneroient; la chasse
à laquelle nous vous invitons est nouvelle pour
vous, et vous n’y brillerez pas; allons labourer;
suivez nous,,. •
Mon guide attela les bœufs ; nous partîmes :
lui , avec ce long et énorme fouet dont se seivent
les colons et que j’ai décrit ailleurs; moi, avec
un simple bâton qui me sen^oit de canne. Il prit
en main la charrue et se mit à tracer un sillon. A
peine eut-il tranché la terre , je vis arriver de tou-
tes parts une multitude immense de petits oiseaux
qui voltigeoient jusqu’auprès du soc même , et qui
le suivoient avec avidité. Que croiroit-on que cher-
choient ces oiseaux pour n’etre effrayés ni par Tins-
E N A F R I Q U E. 29
trument qui marchoit , ni par les hommes qui le
dirigeoient? Hélas! ils fondent sur la terre eparse,
pour y dévorer des créatures animées, comme eux,
des chrysalides, des vermisseaux, tous les insectes
que le soc mettoit à découvert. Ce spectacle inat-
tendu me ravit d’aise. Il me restoit encore une au-
tre épreuve à faire : les mains vides et sans armes ,
je me voyois réduit à contempler ces 'mangeurs
d’insectes sans pouvoir m’en procurer un seul. Ces
oiseaux tuoient des animaux plus foibles qu’eux ;
j’aurois voulu tuer des oiseaux ; derrière moi peut-
être quelque bête plus féroce encore lorgnoit de
loin sa proie. Sans autre préambule , Slaber me
demande tranquillement, quel est parmi ces oiseaux
celui que je désire ; j’en désigne un à tout hasard
et crois qu’on me persiffle : aussitôt déployant son
fouet immense, c’est celui-là même qu’il atteint
dans la foule. Vingt fois de suite je mets son adresse
k Vépreuve, et vingt fois l’oiseau indiqué est abattu
d’un seul coup. Au reste , quoique cette habileté
à manier un long fouet soit le paixage de presque
tous les colons , j’avoue que Slaber étoit un vir-
tuose en cette partie , et que je n’ai vu personne
dans la suite à qui cet exercice fut plus familier ^
il entre dans l’éducation de l’enfance chez les co-
lons , et je crois qu’il vaut bien les jeux imbé-
cilles de nos collèges. Je reviendrai plus bas sur ce
point , qui mérite d’être traité plus au long.
Cependant il y a des cantons où cet exercice
est plus ou moins perfectionné. Tous les colons
n’ont ni les mêmes occupations , ni les mêmes usa-
ges. A la vérité, ils mènent , pour la plupart , une
vie uniforme et simple; il existe entre eux tous,
des points de contact et des habitudes de ressem-
blance ; d’un autre côté , ils diffèrent selon leur
30 VOYAGE
origine, et quoique la monotonie de leur vie s’é-
tende à la surface entière de la colonie, et qu’ils
ne doivent par conséquent offrir, au premier as-
pect, aucune observation piquante au voyageur;
cependant on y remarque des nuances qui méritent
d’étre recueillies et qui peuvent servir à faire con-
noître de plus en plus cette nation neuve en-
. core.
On peut diviser les colons du Cap en trois clas-
ses; ceux qui habitent dans le voisinage du Cap
jusqu’à une distance de cinq à six lieues ; ceux
qui sont plus éloignés et qui vivent dans l’inté-
rieur des terres; enfin ceux qui, plus reculés en-
core, se trouvent à l’extrémité sur les frontières
de la polonie, parmi les Hottentots.
Les premiers , possesseurs de propriétés opu-
lentes oU de jolies maisons de campagne, peu-
vent être assimilés à ce que nous appellions autre-
fois de petits seigneurs terriers , et different beau-
coup des autres colons par leur aisance et par
leur luxe, sur-tout par leurs mœurs qui sont hau-
taines et dédaigneuses : ici, tout le mal provient de
leur richesse. Les seconds, simples, hospitaliers ,
très-bons, sont des cultiratcurs qui vivent du fruit
de leur travail ; ici, le bien résulte de la médio-
crité. Les derniers , assez misérables et trop pares-
seux pour arrgeher leur subsistance à la terre, n’ont
d’autre ressource que dans le produit de quelques
bestiaux qui se nourrissent comme ils peuvent. ■
Semblables aux Arabes Bédouins, c’est beaucoup
quand ils .prennent la peine de les promener de
pâturage en pâturage , de canton en canton. Cette
vie errante les empêche de se bâtir des habitations
fixes. Quand leurs troupeaux les obligent h séjour-
ner pendant quelque tems dans un lieu particulier.
l
EN AFRIQUE. 31
ils se construisent h la hâte une hutte grossière qu’ils
couvrent de nattes , à la manière des Hottentots ,
dont ils ont adopté les usages et dont ils ne diffè-
rent plus aujourd’hui que par les traits du visage et
la couleur. Le mal-aise pour ceux-ci naît de ce
qu’ils n’appartiennent à aucune situation précise
de la vie sociale.
Ces nomades fainéans sont généralement en hor-
reur à leurs laborieux voisins qui redoutent leur
approche et s’ en éloignent le plus qu’ils peuvent;
parce que n’ayant pas de propriété , ils violent sans
scrupule celle des autres, et que quand leurs bes-
tiaux manquent de pâturage, iis les conduisent
furtivement sur le premier terrain cultivé qui est à
leur portée. Se flattent-ils de n’étre point découvert,
ils restent là jusqu’à ce que tout soit dévoré. S’ap-
perçoit-on du délit, alors commencent des querel-
les , des batteries , puis des procès , dans lesquels
il faut recourir au drossart, et qui finissent presque
toujours par faire trois ennemis, du voleur, du
volé, et du juge.
Rien de plus vil et de plus rampant que les
colons de la première classe , quand ils ont affaire
à quelqu’un des principaux officiers de la Compa-
gnie qui peuvent influer sur leur sort. Mais aussi
rien de plus sottement vain et de plus insolem-
ment haut vis-à-vis des personnes dont ils n’ont ni
à espérer, ni à craindre. Fiers de leur aisance,
gâtés par la proximité d’une ville dont ils n’ont
pris qu’un luxe qui les a corrompus et des vices
qui les ont avilis ; c’est sur-tout envers les étrangers
qu’ils déployent leur morgue et leur imbécille or-
gueil. Voisins des colons qui habitent l’intérieur
du pays, n’espérez pas qu’ils les regardent comme
leurs frères. Pleins de mépris pour eux, ils leur
32 VOYAGE
ont donné le nom de Rauw-boer ; sobriquet in-
jurieux qui , en françois , répond à celui de manant.
Aussi , jamais ne voit-on ces honnêtes cultivateurs,
lorsqu’une afFairc les amène à la ville , s’arrêter
dans leur route chez les gens dont je parle ; ils sa-
vent trop bien avec quel dédain insultant ils y
seroient reçus ; on diroit deux peuples ennemis ,
toujours en guerre, dont les individus s’unissent
seulement de loin en loin par quelques rapports
d’intérêt.
Ce qui révolte le plus dans l’insolence de ces
Africains , c’est que la plupart d’entre eux descen-
dent de cette race corrompue, que la Compagnie
hollandoise tira des maisons de charité ou des
maisons de force , quand, voulant former au Cap
un établissement , elle y envoya quelques habitans,
pour y commencer , à leurs risques et périls , une
population. Cette émigration honteuse, dont l’é-
poque n’est pas si éloignée qu’on ne s’en rappelle
encore beaucoup d’anecdotes, devroit, ce semble,
inspirer quelque modestie à ceux qu’elle regarde ;
et cependant ils n’en sont que plus arrogans ;
comme si, à force de mépris et de hautear, ils se
flattoient de faire oublier l’abjection de leur ori-
gine. Voyent-ils quelque étranger venir au Cap ,
dans le dessein de s’y établir et de s’y fixer, ils
s’imaginent qu’il n’y est amené que par les mêmes
circonstances qui , autrefois , y bannirent leur père,
et ils les traitent avec le plus profond dédain.
•Il est licheux que ces procédés si choquans
aient infecté presque routes les habitations qui en-
vironnent, à peu de distance, la ville du Cap; car
ce canton est charmant. Embelli par la culture ,
par des vignobles nombreux, par des maisons de
campagne très-agréables , il offre par-tout des pers-
pectives
EN AFRIQUE. 33
pcctives délicieuses donc le site et la variété n’au-
roient que de quoi plaire, s’il avoir d’autres ha-
bitans.
Moi, qu’aucune sorte d’intérêt ne devoir rap-
procher d’eux; moi, qui ne leur demandois rien,
et qui n’étois venu en Afrique que pour y étudier
la nature , j’ai pourtant une fois subi l’impertinence
de leurs réceptions, et appris, par expérience, à
les connoître. L’aventure esc plaisante. Long-tems
j’en ai ri avec Boers; mais ce n’est qu’en passant
que je la raconte ici.
Un jour que mon ami m’avoic conduit dans le
fameux vignoble de Constance et chez le colon
qui en est propriétaire, celui-ci non-seulement nous
avoir reçu avec ces humbles prévenances , ces hom-
mages respectueux que témoignent tous les habi-
tans de la colonie aiux premiers magistrats de l’ad-
ministration ; mais il s’étoic empressé de nous mon-
trer , dans le plus grand détail , ces vastes caves
où peuvent entrer des voitures toutes chargées,
ces tonneaux à cercles de cuivre bien luisant et
ces dilférens vins, avec l’acte de leur âge bien
légalisé.
'"Cet homme se nommoit Clocte ; scs affaires l’a-
menoicnr souvent à la ville ; rarement il s’absce-
noit de venir faire sa cour au fiscal ; il avoir affecté
dans ses visites, de m’inviter à revenir le voir à
Constance. Peu sensible à la beauté d’une cave
ou d’un tonneau , je m’étois toujours excusé de
répondre à ses sollicitations ; mais un jour il re-
nouvella sa prière avec des instances si pressantes ,
il me proposa si affectueusement une grande chasse
dans laquelle ses fils m’accompagneroient , où lui-
même devoir me procurer beaucoup d’amusement ,
sans qu’il m’en coûtât aucuns fraix ni préparatiîs ,
Tomt 1. C
34 VOYAGE
qu’enfin je me laissai vaincre et pris jour avec
lui.
Je tins parole et me rendis à sa campagne , ac-
compagné de Larcher , l’im des amis de Boers ;
mais quelle fut notre sui'prise , lorsqu’on entrant
chez notre hôte nous vîmes déployer, pour nous
recevoir , un air de grandeur et de suffisance , de
protection même qui contrastoit singulièrement
avec le ton humble et soumis qu’il avoit chez le
fiscal ; apparemment que le petit potentat , une fois
rentré dans ses domaines, Ct s’y trouvant plus à
l’aise, oublioit en un instant et la ville et ses su-
périeurs.
Mon compagnon et moi , nous ne pouvions
qu’être extrêmement surjrris de cet accueil insul-
tant. j’avoue que dans ce premier mouvement de
déplaisir et de dépit , j’hésitai pour rester ou pour
partir; et, consultant sur cela les yeux de mon
ami qui, de son côté , sembloit interroger les miens,
je n’attendois que le signal pour prendre une dé-
termination ; mais quand la réflexion nous eût cal-
més l’un et l’autre, il nous parût beaucoup plus
simple de rester et de nous amuser même des hau-
teurs de ce prince-vigneron.
Le souper qu’il nous donna fut splendide : abon-
dance et variété de mêts, élégance dans la déco-
ration, rien n’y manqua. 11 déployoit à nos yeux
cette magnificence et ce faste pour nous éblouir et
nous rappetisser; nous entrions, nous pauvrets,
pour si peu dans tout son étalage, qu’il ne nous
fît servir que du vin ordinaire du pays, tandis que
l’impudent lampoit sous nos yeux le Bordeaux ,
que lui servoient ses esclaves.
Sortis de table et retirés dans notre apparte-
ment, cette aventure nous parut encore plus plai-
EN A F R I Q ü E. 35
santé qu’elle n’ctoit grossière; nous formions ce-
pendant le projet de nous en venger et de lui
donner , avant de le quitter , une leçon salutaire ;
c’est au Cap que nous l’attendions , pour lui offrir,
en retour de son vin de Bordeaux , quelque pi-
quette détestable , qui servit du moins à rafraîchir
l’orgueil niché dans le cerveau de ce Jupiter afri-
cain.
Mais quelle fut notre surprise , lorsque nous
nous éveillâmes : une musique délicieuse se faisoit
entendre sous nos fenêtres; ravis de cette féerie
agréable , nous cherchions à en deviner la cause ;
nous nous demandions mutuellement comment ce
satrape qui , la veille , s’étoit montré si peu hospi-
talier et si hautain , pouvoir affecter tout à coup
des attentions si séduisantes? Nous supposions ou
que ses accès de morgue ne duroient qu’un jour ,
ou que , revenu pendant la nuit de son ivresse pas-
sagère , il vouloir î.ussi nous en faire oublier les
déplaisirs.
Nos conjectures, ainsi que nos éloges, ne du-
rèrent pas long-tems; ce n’ctoit pas pour nous,
mais pour le maître que les musiciens faisoient
raisonner ces accords, et ce n’étoit pas d’aujour-
d’hui qu’ils en frappoient les murailles du palais.
L’illustre colon avoir coutume de se faire ainsi
réveiller tous les jours ; il s’étoit procuré dès long-
tems parmi scs esclaves une quinzaine de Auteurs
qui venoient chaque matin , k l’heure indiquée la
veille , suspendre , par une douce harmonie , les
songes de notre marchand de vin.
De retour à Constance , nous trouvâmes le prince
un peu humanisé ; il s’étoit apparemment apperçu
de l’effet qu’avoit produit sur mon compagnon et
sur moi l’appareil de sa grandeur postiche; il craig-
o6 VOYAGE
K.)
noit h hon droit, qu’arrivés au Cap, cliacim de
nous s’empressât d’en réjouir la ville; avant de
partir, il nous donna pour vin de l’étrier, celui
môme qu’on a|)pclle vin de réserve : liqueur pré-
cieuse devenue célèbre en Europe , et qui souvent
prête son nonr à beaucoup d’autres qu’on nous
présente avec ostentation.
Ce que je viens de dire sur la sotte et repous-
sante fierté des colons voisins du Cap, ne doit ce-
pendant pas s’appliquer h tous. 11 en est parmi eux
auxquels ce reproche ne convient nullement ; et
dans ce nombre je compte spécialement le colon
Bcckker. Sa maison est le séjour de la cordialité,
de la franchise. Jamais un étranger honnête ne se
présente chez lui, qu’il ne soit accueilli avec toutes
les prévenances de la politesse la plus douce à la
fois et la plus généreuse. Il est vrai que le colon
Bcckker n’est point né au Cap ; je le crois Alle-
mand.
En . pénétrant dans l’intérieur des terres , on
trouve les colons cultivateurs qui, par leurs mœurs,
leurs usages et le genre de leurs travaux , forment
une classe particulière, distincte de celle que je
viens de décrire. Plus éloignés du Cap , et par con-
séquent moins à portée de commercer de leurs
denrées , ceux-ci sont moins riches que les pre-
miers. On ne voir point chez eux ces maisons de
campagne si agréables qui , placées à différentes dis-
tances de la ville , embellissent aii loin son passage
et lui forment les perspectives les plus riantes.
Leur habitation est un grand hangard, couvert de
chaume, et dont l’intérieur est partagé en trois par-
ties égales, par deux cloisons qui ne s’élèvent que
jusqu’à une certaine hauteur. La pièce du milieu,
qui est celle par laquelle on entre , sert en même
E N A F P. I Q Ü E. 37
tems de salle à manger ec de sallon. C’est là que
pendant le jour se tient toute la famille, c’est là
qu’Qn prend le thé et qu’on reçoit les étrangers.
Des deux pièces collatérales , l’une forme la cham-
bre à coucher des enfans mâles , 1 autre celle^ du
père , de la mère et de leurs filles. Une troisième
pièce, adossée à la piece du milieu, sert de cui-
sine ; d’autres corps de logis forment les écuries et
les granges.
Telle est la distribution la plus généralement sui-
vie dans l’arrondissement des colonies intérieures.
Cependant, si l’on s’éloigne encore plus vers la
frontière, là, l’aisance en étant moindre , le loge ■
ment a moins de commodités. Il consiste dans un
hangard sans division, et ne formant qu’une seule
pièce , dans laquelle toute la famille vit réunie, sans
se séparer ni la nuit ni le jour : on couche sur
des peaux de moutons qui servent de couvertures.
TPhabilleracnt des colons se ressent de cette sim •
plicité rustique. Pour les hommes, c’est une che-*
mise do toile de coton bleue, un gilet à rnanches,
une grande culotte , un chapeau à moitié détroussé ;
pour les femmes, un jupon, un casaquin juste à
la taille, et un très-petit bonnet rond àc mousse-
line. A moins d’une parure extraordinaire , les uns
et les autres ne portent point de bas. Des femmes
marchent meme pieds nuds pendant une partie de
l’année. Quant aux hommes, leurs travaux exigeant
une chaussure, ils s’en font une avec un morceau
de peau de bœuf appliquée et moulée sur le pied,
lorsqu’elle est encore fraîche. Ces sortes de sanda-
les sont la seule pièce de leur habillement qu’ils
fassent eux-mêmes ; tout le reste est l’ouvrage des
femmes qui taillent également et travaillent toute
leur garde-robe. Au reste, quoique ce soit là l’ac-
38 .VOYAGE
coiitrement journalier d’un colon, il a cependant
un bon habit de drap bleu , qu’il porte les jours
de cérémonie et de représentation. Il met aussi
alors des bas et des souliers, et s’habille entière-
ment à l’européenne ; mais tout cet étalage ne se
déploie que quand on va au Cap , encore n’a-t-il
lieu qu’au moment où l’on est prêt à entrer dans
la ville.
C’est ordinairement dans ces voyages qu’on achète
de quoi renouveller sa garde-robe. 11 est au Cap
comme aux pilliers des halles, dans Paris, une sorte
de fripiers, qui font ce genre de commerce, et
qui , par les profits et l’usure avec lesquels ils s’y
livrent, ont été nommés Capse-Smouse , Juifs du
Cap. Ces boutiquiers trouvent le moyen de vendre
fort cher leurs marchandises ; mais elles varient de
prix selon' que les magasins sont plus ou moins
abondans; il s’en suit qu’elles n’ont jamais une va-
leur fixe, et que le colon qui arrive du désert et
qui, sur scs achats, ne peut avoir de données cer-
taines, est nécessairement toujours dupe.
D’un autre côté, le marchand qui connoît la
probité de c.es cultivateurs et leur e.xactitudc à payer
leurs dettes, fait tous ses efforts pour entajner un
compte avec eux; il cherche h les tenter par le pré-
tendu bon marché et la qualité de l’étoffe qu’il leur
étale , et offre de remettre le paiement au voyage
de l’année suivante. 11 est rare que des gens sipi-
ples et sans expérience soupçonnent la ruse qui se
présente à eux sous une apparence trompeuse de
politesse et de fraternité. S’ils cèdent , les voilà en-
lacés pour leur vie. A leur retour, on engage avec
eux un marché nouveau, payable à même terme;
et c’est ainsi que d’année en année, toujours débi-
teurs, et toujours achetant sans s’acquitter jamais ,
E N A F R I Q U E. 39
ils deviennent la proie d’un usurier qui a fondé sa
fortune sur leur sottise.
Il est vrai que ces niais acheteurs, après avoir été
dupes au Cap, ne reviennent ordinairement chez
eux que pour faire d’autres dupes. Ce qu’on a em-
ployé d’adresse à les tromper, ils l’emploient à leur
tour pour tenter les Hottentots qui sont à leur ser-
vice. Les coupons d’étoffes ou les vètemens de
friperie qu’ils rapportent, ils les revendent à ces
malheureux serviteurs , mais avec un tel profit ,
qu’ ordinairement les gages d’une année ne suffisent
point pour s’acquitter, et qu’ils se trouvent, comme
leurs maîtres, endettés par anticipation, pour 1 an-
née suivante. Ainsi, en dernier résultat, c’est le
pauvTc Hottentot qui paie l’usurier du Cap. Au
reste, sa duperie est en petit l’image de ce qui se
passe ici-has dans toutes les conditions. Par-tout,
le fripon adroit sait sc procurer un tribut sur les
sots; et ce tribut, chacun de ceux-ci, après l’avoir
payé , cherche à le rejeter sur un autre ; de sorte
qu’à la fin c’est sur le plus sot qu’il retombe ; c est
ainsi que les hommes s’enchaînent par les moyens
même qui devroient les désunir.
On croiroit qu’en se livrant à la culture de la
terre , les colons de la classe dont je parle auroient
du s’appliquer à celle des plantes potagères , des
légumes et des fruits. L’entreprise étoit pour eux
d’autant plus facile qu’ayant acquis gratuitement un
vifetc terrain, ils pouvoient en destiner une partie
à se donner des potagers et des jardins. Cependant
je n’ai vu de potagers dans l’intérieur que dans le
pays d’Auteniquoi. Par-tout ailleurs le jardinage est
inconnu ; et si , dans quelques habitations , vous
trouvez un arbre fruitier , on ne l’y elèvC que
comme une chose rare et curieuse.
- C 4
I
40 VOYAGE
L’habitude a rendu les colons insensibles au dé-
faut de fruits et de légumes. La facilité qu’ils ont
d’élever des bestiaux supplée clieK eux à cette
privation , parce que leurs troupeaux leur donnent
pour les repas beaucoup de viande. C’est de viande,
et de mouton sur-tout, qu'ils se nourrissent; et
chez eux la table en est chargée avec une telle pro-
fusion que l’aspect en devient dégoûtant.
De cette manière de vivre, il résulte que les
bestiaux ne sont pas seulement, dans les colonies,
comme par-tout ailleurs, un objet utile, mais un
besoin de nécessité première. Aussi un colon ne
s’en rapportc-t-il qu’à lui -même du soin de sur-
veiller les siens. Tous les soirs, quand le troupeau
rentre, il ne manque jamais de venir sur sa porte,
un bâton à la main , et de compter toutes les
bêtes, pour s’assurer qu’il ne lui en manque au-
cune.
Des gens qui n’ont d’autre occupation que cer-
tains travaux d’agriculture et une surveillance de
troupeaux, doivent avoir de longs intervalles d’oi-
siveté. Or, c’est ce qu’éprouvent les colons, et
spécialement ceux d’entre eux qui habitent fort
avant dans l’intérieur des terres, et qui, à raison
de leur grand éloignement, ne pouvant commercer
de leurs grains avec le Cap, n’en cultivent que ce
qui est nécessaire h leur consommation. A voir
1 inaction profonde dans laquelle ils vivent, on di-
roit que pour eux le bonheur suprême consiste* à
ne rien faire. Quelquefois cependant ils se visitent
entre eux; et alors les journées se passent à fumer,
à prendre du thé, à conter ou h écouter des his-
toires dont le romanesque n’a pas même le mérite
ni la moralité d’un conte de Barbebleuc.
Comme tout homme porte toujours avec lui et
E N A-F R I Q U E. 4I
sa pipe et un sac à tabac , fait d’une peau de veau
marin , on n’arrivc dans le cercle qu’avec ces deux
ustensiles d’usage. Dès qu’un des assistans veut char-
ger sa pipe il tire son sac , et le fait passer a scs
voisins pour remplir la leur ; c est là une politesse
à laquelle on ne manque jamais. Chacun fume de
son côté. Bientôt ces fumées abondantes forment
un nuage, qui, après s’etre d’abord élevé dans la
partie supérieure du lieu d’assemblée, finit, en
s’accroissant insensiblement , par le remplir en en-
tier, et par devenir si épais que les fumeurs ne peu-
vent plus se voir les uns les autres. Sparmann a
donné sur tous les détails de ces tabagies , une des-
cription aussi vraie qu’agréable. Pour moi , que l’o-
deur du tabac incommode, j’avoue que quand ces
brouillards infects commençoient à descendre assez
bas pour parvenir à ma hauteur, je sortois de la
salle et allois en pleine campagne respirer un air
pur et dégorger mes poumons.
Un autre usage qu’une répugnance invincible
m’a toujours empêché d’adopter, c’est le bain du
soir : usage si cher aux anciens et qui rappelle un
tems et des mœurs si touchantes ! Mais quelle dis-
tance des Grecs aux Ulisse et aux Nausicaa du
Cap ! j’ai déjà dit qu’en aucun tems ni les hommes
ni les femmes ne portoient de bas , et que pendant
■ une très-grande partie de l’année celles-ci ne se
servoient même point de souliers. Or, comme une
piareille habitude expose sans cesse les pieds et les
jambes à se salir, on a paré à cet inconvénient par
une précaution journalière de propreté. Tous les
soirs, avant de se coucher, la Hottentote ou la Né-
gresse qui est chargée du ser\'icc de la maison , ap-
porte au milieu de la salle un baquet rempli d eau,
et lave les pieds de tout le monde, en commençant
42 VOYAGE
d’abord par le père et la inèrc ; puis elle continue
par les enfans et par toute la famille, et finit par
les étrangers. Mais comme le baquet sert succes-
sivement à toute la société , sans que son eau soit
renouvellée une seule fois, on imagine bien que
moi qui ne devois en jouir que le dernier, je n’é-
tois pas fort empressé d’aller m’y salir, j’alléguois,
pour m’en dispenser, que mon habitude étoit de
ne jamais quitter mes bottines qu’au moment de
me mettre au lit; et l’on se contentoit de mon
excuse.
Au reste, ces prévenances dictées, par les inten-
tions les plus pures , prennent leur source dans les
usages de l’antiquité la plus reculée; ce qui leur
donne un caractère romantique et sacré qui saisit
l’imagination au premier abord. Malheur à moi si
je n’y appercevois que ce qu’elles paroissent oifrir
de rebutant , et si elles ne disoient rien à l’arae de
celui qui met au rang des premiers besoins cette
hospitalité si méconnue de nos jours et tous les de-
voirs qu’elle commande. J’ai trop été l’objet de
cette fraternité consolatrice qui nous olTre une fa-
mille et des amis loin de nos familles et de nos
amis d’habitude. Je n’ai par-tout éprouvé qu’affèc-
tion et tendresse ; tous s’empressoient sur mes pas :
père, mère, enfims, tous disputoient d’égards; non
par ces tournures galantes , ces demi-mots perfides
et menteurs, le partage des gens bien élevés, mais
par cette bonhommic franche et riante qui vous
met tout de suite h votre aise , et chasse de votre
esprit toute idée d’embarras et de contrainte.
Ceux qui savoient que je venois de faire un long
voyage et que j’avois passé non loin de leur habi-
tation , me faisoient un reproche de ne m’ôtre pas
détourné pour entrer chez eux. Ils me parioient
I
EN AFRIQUE. > 43
affectueusement du plaisir qu’ils auroient eu a me
recevoir ; et me demandoient avec un ton d amitié
tout-h-fait touchant, comment j’avois pu préférer
de coucher en plein air plutôt que de me retirer
chez eux ^ qu’ils se seroient fait un devoir de m oi-
frir tout ce qui auroit pu me plaire. Si j avois eu
des raisons pour voyager parmi eux, j’en avois alors
d’entièrement contraires pour m’en éloigner.
Ce qui prouve encore combien ces honnêtes
gens ont de bonhommie. et de loyauté dans les
mœurs, c’est que qu’un étranger dès qu’il est ac-
cueilli par les maîtres de la maison , à l’instant de-
vient ^ en quelque sorte, pour elle un membre de
la famille. Accoutumés à vivre entre eux, ils ne
connoissent d’autres biens que ceux de la parente,
et regardent, en effet, comme leurs parens les per-
sonnes qu’ils aiment. Les petits enfans qui venoient
autour de moi , ■soit pour me caresser , soit pour
admirer et compter mes boutons , ni appelloient
leur grand-papa. J’étois le cousin des pères , 1 on-
cle des jeunes filles; et j’avoue franchement que
parmi mes nièces il s’en est trouvé plus d’une dont
les instances naïves et les yeux charmans m’ont
fait oublier l’heure à laquelle j’avois fixé mon dé-
part.
Quand on entre dans une maison , le protocole
du salut est de donner la main au maître du logis ,
puis à tous les hommes qui composent le cercle ; si
dans la compagnie il s’en rencontre un qu’on n’aime
pas, alors on "ne lui présente point la main; et ce
refus d’un témoignage commun d’amitié est une
déclaration formelle 'qu’on le regarde comme son
ennemi. Il n’en est point ainsi avec les femines. On
les embrasse toutes sans façon, l’une après 1 autre :
en excepter une' du baiser , ce seroit un affront in-
/
44 VOYAGE
signe ; vieilles ou jeunes , il faut les baiser toutes ;
c’est un bénéfice avec les charges.
A quelque heure de la journée que vous vous
présentiez chez un colon , vous trouvez toujours
sur la table la bouilloire et la théière : cet usage
est général. Jamais les habitans ne boivent d’eau
pure. Si un étranger se présente chez eux, c’est du
the qu’ils lui offrent pour se rafraîchir ; eux-mcines
en prennent constamment pendant l’intervalle des
repas; et même, comme il leur arrive souvent de
passer une partie de l’année sans vin ni bierre , ils
n’ont, pour tout le jour, d’autre boisson que du
thé.
Un voyageur arrive-t-il chez eux h l’heure du
dîner , quand la nappe est mise , il donne la main ,
il embrasse , et de suite se place à table. Veut-il pas-
ser la nuit, il reste, il fume, prend du thé, de-
mande des nouvelles, débite celles qu’il sait; et le
lendemain, après avoir de nouveau donné la main
et baisé, il poursuit sa route, pour aller faire ail-
leurs la même cérémonie : offrir de l’argent scroit
regardé comme une offense.
On sent bien que l’éducation, dans une pareille
contrée, doit différer entièrement de ce qu’elle est
en Europe. Lh, les enfans n’ont point, comme ici,
ces petits tambours , ces trompettes , et tous ces
joujoux bruyans ou inutiles par lesquels on donne
le change à leur pétulencc naturelle, pour les ren-
dre un peu moins incommodes. Le seul amusement
qu ils connoissent est en meme tems pour eux un
commencement d’éducation.
C est l’usage, quand le chariot de la maison ne
marche pas , de le laisser en plein air h côté du
logis. Dès que les enfims peuvent grimper sur la
planche qui sert de siège , ils vont s’y placer ;
E N A F R I Q U E. 45
et là , un fouet en main , ils s’exercent à com-
mander les bœufs qui n’y sont pas; h les appeller
par leur nom, à frapper la place de celui qui est
censé ne pas obéir assez vite, en un mot, à di-
riger la marche du char, pour le faire avancer,
tourner, reculer h propos. Après avoir ainsi ma-
nié successivement des fouets faits pour leur âge,
ils parviennent enfin à manier un bambou bien ef-
filé , de quinze à seize pieds de long , dont la cour-
roie est plus longue encore ; et avec lequel ils
peuvent, à plus de vingt-cinq pieds de distance,
enlever le caillou qu’on leur désigne , ou une pièce
de monnoie jettée à terre. J’ai déjà parlé d’une
chasse heureuse que m’avoit procurée un des Sla-
ber, en tuant ainsi, avec une adresse vraiment mer-
veilleuse, des oiseaux que je lui demandois. Swa-
nepoel , mon compagnon de voyage , manquoit
rarement une perdrix au vol; et, malgré son âge,
il appliquoit meme son coup avec une telle force
que dans une de nos courses je l’ai vu tuer roide
une canne-pétière , beaucoup plus grosse que celle
d’Europe.
Quand un jeune colon sait conduire un char et
manier un fouet , son éducation est presque ache-
vée ; car on ne lui apprend ni à lire ni à écrire-
A l’époque de sa quatorzième année il est admis
dans les sociétés des hommes et prend sa place
parmi eux ; et dès cet instant , il donne la main
aux hommes, embrasse les femmes, et fume. On
lui remet un fusil , avec le droit de chasser au-
tant qu’il le voudra ; et dès ce moment , entrant
en jouissance de tous les droits des hommes , il
est censé un homme lui-même , et ne tarde pas
à se choisir parmi les filles des environs une maî-
tresse , qu’il finir par épouser ; car il est rare de
I
46 VOYAGE
rencontrer un garçon qui ait fait k cour à plusieurs
filles.
Les colons étant tous chasseurs, parce que tous
ont à défendre leurs troupeaux et leurs champs
des animaux sauvages et des hôtes féroces, ils ont
chez eux un certain nombre de fusils, selon que
leur famille est plus ou moins considérable; mais
ils prennent pour ces fusils une précaution qui
leur est particulière. L’expérience leur a appris
que l’éclat et le luisant d’une arme peut, par son
reflet , effrayer l’animal qu’on chasse , et l’avertir
de fuir. Pour parer à cet inconvénient, on bronze
en Europe les fusils; mais les colons, qui n’ont
point cette facilité, frottent les leurs au dehors,
avec du sang de mouton; et cette opération, dont
le résultat, i la vérité, est moins propre, moins
agréable que l’autre,- produit le môme effet, puis-
que l’arme s’en trouve également ternie.
A l’égard de la bonté des ^prines , ils ont sur
cet objet d’autres préjugés ou d’autres principes
que les nôtres. Pour eux, jamais fusil n’est mau-
vais quand la batterie est bonne ; c’est la seule
chose à laquelle ils portent quelqu’attention, lors-
qu’ils en achettent un ; quant au canon , peu leur
importe , ils ne s’inquiètent point qu’il réponde
bien ou mal , parce qu’ils se vantent d’avoir un
moyen sûr pour corriger le plus mauvais.
Au reste, corriger, dans leur acception, n’est
pas rendre bon un canon qui ne seroit pas tel ;
c’est le faire tirer juste; ce qui pour eux n’a au-
cune différence. Leur méthode , à la vérité , n’a
rien de bien ingénieux ; mais au moins elle est
simple, et le succès, qui tient aux combinaisons
de l’expérience, en est toujours certain.
Elle consiste à mettre , selon leur expression ,
EN AFRIQUE. 47
[de roer op de schoot ) le fusil sur le coup; c’est-
à-dire, qu’à force de tirer au blanc, ils s’assurent
de son défaut. S’il porte ou trop bas ou trop haut,
ou h droite ou à gauche, alors ils placent sur le
tonnerre du canon une seconde visière mobile ,
qu’ils élèvent ou abaissent , qu’ils inclinent d’un
côté ou d’un autre, selon que le défaut l’exige ;
jusqu’à ce qu’ils parviennent à tirer juste. Ai'rivés
à ce point, ils fixent la visière; et dès ce moment
l’arme est bonne. J’avoue qu’une pareille opéra-
tion exige une grande patieqee, et qu’elle ne peut
guère être employée que par des gens qui ont
beaucoup de tems à perdre ; mais aussi ce n’est
que par de longs’ tatonnemens qu’ils peuvent réus-
sir ; les principes de l’optique et les calculs de la
théorie scroient un moyen hors de leur portée ,
et auquel ils ne comprendroient rien. Si par la
suite il leur arrive de manquer à tirer juste , le fu-
sil n’est plus sur le coup , disent-ils ; et alors ils
recommencent l’opération.
Je parcourus tour à tour le Stellen-Bosch , le'
Fransche-IIocck , toute la Hollande -Hottentote,
le Draakensteyn , le Bocke-Veld, le Rooye-Zand,
les Vingt -quatre -rivières et le Swart-Land. Ces
différens pays ne m’offrirent aucuns détails bien
intéressans , à l’exception des sites , qui tous ce-
pendant le cédoient en beauté à beaucoup d’autres
que j’avois visités et particulièrement à celui des
Vingt -quatre -rivières. Quant aux mœurs, je l’ai
déjà dit, à quelques nuances près, elles sont par-
tout les mêmes : beaucoup de monotonie , de sim-
plicité, de paresse et d’impassibilité.
Je revins au Cap et m’apperçus avec douleur
que la santé de Boers s’étoit altérée de nouveau
et l’avoit forcé de recourir encore aux bains chauds.
48 VOYAGE
Il venoit d’écrire en Europe pour prier la Com-
pagtiie d’accepter la démission de sa place ; com-
me il l’avoit reçue et remplie avec honneur , il
voulut la remettre sans s’exposer aux reproches;
et se disposant à quitter le Cap au moment où le
premier vaisseau lui apporteroit d’Europe cette dé-
mission qu’il avoit sollicitée , il s’étoit occupé jour
et nuit à mettre de l’ordre dans les affliires de sa
gestion; ce travail forcé pris à contretems et dans
un état de convalescence , l’avoit de nouveau re-
plongé dans le marasme, j’espérois qu’un jour ,
dégagé de toute contention d’esprit, il retrouve-
roit au sein du repos et de Funiformité les forces
que lui avoient enlevées les occupations du poste
éminent dont il alloit sortir. Cependant les nou-
velles d’Europe n’arrivoient point. Comme il m’a-
voit montré plusieurs fois le désir de voyager dans
l’intérieur de la colonie, et qu’il me restoit à moi-
même beaucoup d’observations à frire dans le char-
mant pays d’Auteniquoi , je résolus de tourner ses
vues de ce côté , et de le porter lui-meme à m’en
faire la proposition.
Un soir qu’assis avec d’autres personnes sur le
perron de sj maison , à l’ombre des arbres qui
Fentouroient , je lui faisois la description de ce
séjour, le plus agréable de la colonie; je lui con-
tois dans le plus grand détail tout ce qui m’y avoit
attaché, lorsque j’y conduisis ma caravane; com-
bien l’air y est pur et le site enchanteur ; je lui
promettois un rétablissement prochain et lui garan-
tissois à peu de fraix des jours, bien moins alFoi-
blis encore par des maux physiques que par une
certaine inquiétude d’esprit à laquelle il étoit fort
enclin. Ces douces rêveries qui, le calmèrent un
peu , nous conduisirent insensiblement plus loin ;
nous
ENAFRIQUE. 49
MOUS avancions jusqu’à la Caffrerie ; je visitois le
bon Haabas ; je revoyois ma douce Narina et sa
horde intéressante; je recomnicnçois, en un mot,
une partie du voyage que j’avois fait. Nous nous
promettions des jouissances d’autant plus pures que
j’aurois su cette fois échapper aux obstacles qu’a-
voient à chaque instant fait naître sous mes pas
l’inexpérience et les embarras d’une suite trop nom-
breuse ; l’espoir sur-tout de visiter la Caffrerie en-
troit pour beaucoup dans ces préparatifs imaginai-
res ; et l’humanité même sembloit en ce moment
m’en ipiposer la loi. Au Cap un préjugé assez
général àût regarder les Caffres comme un peuple
méchant et féroce , ce qui attire sur ces infortu-
nés des persécutions qui ne font qu’irriter leur cou-
rage et les rendent encore plus redoutables ; mon
ami avoit lui-même un peu cédé à la prévention
universelle. J’imaginois que ce seroit opérer une
révolution intéressante dans la colonie que de ra-
mener ce peuple par degi’és à des institutions plus
douces; ce qui ne pouvoit manquer d’arriver du
moment que, par des loix sages, on lui garantiroît
son repos, sa sûreté, que l’ignorance et la terreur
seule de son nom avoient troublés depuis de lon-
gues années. Le seul homme qui fût en état d’opé-
rer ce changement utile aux Caffres et à leurs voi-
sins étoit le fiscal; puisque du récit qu’il feroit un
jour à la Compagnie de Hollande, de la situation
générale de la colonie, dévoient dépendre les loix
sages qui feroient fructifier son gouvernement et
s'es habitans. Il falloit donc qu’il apprédât par lui-
même ce que je lui avois dit vingt fois : les effets
mal combinés de l’administration sur les posses-
sions de l’extrême frontière et la nécessité d’apai-
ser ces bordes toujours vexées- par des injustices
Tome T
«50 VOYAGE
plus criantes , par un arbitraire inhumain , dont le
ressentiment est implacable, à la vérité, mais donc
l’amitié peut devenir infiniment utile.
Je déterminai Bocrs à essayer du moins ce voyage,
persuadé qu’une fois en campagne il se laisscroit
entraîner pas à pas sans s’appercevoir même du
chemin que je lui ferois faire; mais le dérangement
de sa santé exigeant des précautions particulières ,
il fût résolu que nous irions , pendant que l’on tra-
vail! eroit à scs préparatifs, passer huit jours chez
le bon Slaber qui n’étoit pas moins cher à Bocrs
qu’il ne l’étoit à moi-même. Soit que notre grand
voyage eue lieu , soit que nous fussions obligés de
retourner à la ville , soit que nous partissions du
Swart-Land, nous connoissions notre route, puis-
qu’elle étoit la meme que celle par laquelle j’étois
allé et revenu, il y avoit six mois; ainsi nos amis
au Cap pouvoient aisément nous faire parvenir cous
les paquets intéressans d’Europe, comme Boers
l’avoit fait lui-même lors de mon séjour dans le pays
d’Auteniquoi.
Ce fût donc une affaire conclue, et mon ami se
croyoic • déjà sous la tente.
Cette conversation que nous avions sur le perron
de sa maison et qui avoit fortement intéressé les as-
sistais , me rappelle un événement curieux que je
ne sâurois passer ici sous silence.
Nos regards étoient naturellement attachés sur
les objets que nous avions devant nous; pour moi,
un mouvement involontaire attire presque toujours
mon attention sur les arbres, par-tout où j’en ren-
contre. Je vis se mouvoir les branches de celui qui
étoit le plus voisin de nous. Nous entendîmes aussi-
tôt les cris perçans d’une pie-grièche qui se dé-
battüit dans les convulsions. Notfe première idée
I
E N A F R I Q U E. 51
nous porcoit à croire qu’elle étoit sous la griffe de
quelque oiseau de proie. Mais quand nous l’eûmes
considérée plus attentivement, nous fûmes très-
surpris d’appercevoir sur la branche voisine de celle
quiportoit l’oiseau, un très-gros serpent qui, to-
talement immobile, mais le cou tendu et les yeux
enflammés , fixoit le pauvre animal. Celui-ci s’agi-
toit et SC débattoit d’une manière horrible, mais
la frayeur lui avoit ôté les forces ; et, comme s’il
eut été retenu par les pieds , il sembloit avoir perdu
la faculté de s’envoler et de fuir. Un de nous alla
chercher un fusil; avant qu’il fût de retour, la pie-
grièche létoit déjà morte , et l’on n’abattit que le
serpent.
Je demandai alors qu’on mesurât la distance qui
se trouvoit entre la place où l’oiseau venoit d’é-
prouver ses convulsions mortelles , et celle qu’oc-
cupoit le serpent quand il l’avoit fixé. Il y avoit
de l’une à l’autre trois pieds et demi; et toute la
société resta convaincue que , si le premier avoit
péri , ce n’étoit point par les morsures et le poi-
son du second. D’ailleurs , je dépouillai la pie-
grièche en présence de toutes les personnes qui
se trouvoient là ; et j’eus soin de faire remarquer
qu’elle étoit intacte et n’offroit pas la moindre
blessure.
J’avois mes motifs pour parler ainsi. Quoique le
fait que je viens de raconter parut extraordinaire ,
et que ceux qui en avoient été témoins eussent de
la peine h le croire , même après l’avoir vu ; ce-
pendant il n’étoit point nouveau pour moi. Déjà
pareille aventure m’étoit arrivée dans le canton des
Vingt- quatre- rivières ; et je la racontai sur-le-
champ , pour confirmer celle que nous venions de
voir.
D 2
52 VOYAGE
Un jour , comme je chassoîs dans un marécage ,
tout à coup j’entendis sortir d’une touffe de roseaux
des cris douloureux et très-aigus. Curieux de savoir
ce que c’étoit , j’approchai doucement , et vis une
petite souris qui , comme la pie-grièche , étoic
dans une agonie convulsive^ et deux’ pas plus loin,
un serpent qui la fixoit. Des que le reptile m’ap-
perçut, il s’enfuit; mais déjà l’effet de sa présence
avoit opéré. Ayant pris la souris , elle expira dans
ma main , sans que , par l’examen le plus attentif,
il me fut possible de découvrir quelle avoit pu être
la cause de sa mort. (
Des Hottentots, que je consultai sur ce fait,
n’en parurent nullement étonnés. Ils me dirent que
rien n’étoit plus ordinaire, et que le serpent avoit
la faculté de charmer et d’attirer à lui les animaux
qu’il vouloir dévorer. Je ne crus point , pour le
moment, à leur explication; mais, quelque tems'
après , ayant parlé de l’aventure dans un cercle com-
posé de plus de vingt personnes, et du nombre des-
quelles étoit le colonel Gordon , un c:ÿ)itainc de
son régiment m’assura , comme mes Hottentots ,
qu’elle ne devoir point m’étonner, et que très-fré-
quemment elle avoit lieu.
„ Au reste, ajouta-t-il, mon témoignage sur de
„ pareils événemens peut avoir quelque autorité,
„ puisque raoi-raêrac j’ai failli d’en être la victime.
„ Etant en gamison à Ceylan , et m’amusant, com-
,, me vous , à chasser dans un marécage , je fus
„ soudainement saisi d’un tremblement convulsif
et involontaire, tel que je n’en avois éprouvé
de ma vie ; mais en même tems je me sentis
attiré fortement, et malgré moi, vers un endroit
du marais. Je jettai les yeux de ce côté , et vis ,
avec horreur, à dix pieds de moi, un énorme
;
• 59
ENAFRIQUE. 53
„ serpent qui me fixoit. Cependant mon tremble-
„ ment ne m’ayant point encore privé de toute fa-
„ culté, je profitai de la liberté qui me restoit
„ pour lâcher sur le reptile mon coup de fusil.
„ L’explosion fut un talisman qui rompit le char-
„ me. A l’instant meme, et comme par miracle,
„ ma convulsion cessa ; je me sentis la force de
„ fuir ; et de cette aventure extraordinaire il ne me
„ resta qu’une sueur froide, qui, sans doute, fut
„ l’cfiet de la sensation violente que je venois d’é-
„ prouver , et de la crainte du danger que j’avois
„ couru
Tel est le récit que nous fit le capitaine. Sans
vouloir aucunement en garantir la vérité, j’ose au
moins certifier et le fait de la souris, et celui de la
pie-grièche. J’ajouterai même à cette remarque
que, depuis mon retour en France, ayant eu occa-
sion d’en parler à Blanchot, officier, ef qui a suc-
cédé à Boufflers dans la place de gouverneur du
Sénégal ; Blanchot m’a fort assuré que, soit h Co-
rée, soit au Sénégal, cette opinion du capitaine
est universellement répandue ; qu’en remontant le
fleuve jusqu’au Galam , à trois cents lieues de son
embouchure, on la trouve également et chez les
Maures, qui sont sur la rive droite, et chez les
Nègres, qui habitent la rive gauche; que personne
parmi ces peuples ne doute de la faculté redouta-
ble qu’ont certains serpens d’attirer h eux des hom-
mes et des animaux ; et que cette tradition , ils la
fondent sur une longxie expérience et sur les mal-
heurs fréquens dont ils sont témoins.
Encore une fois, je ne suis ici qu’historien , et
n’entreprends ni de certifier, ni d’expliquer ces
faits. Quant aux deux que j’ai allégués et que je
D 3
54 VOYAGE
garantis h titre de témoin , peut-être y aura-t-il
quelques-uns de mes lecteurs qui les regarderont
comme le pur effet de cette terreur puissante et
involontaire qu’éprouve, par instinct, tout animal
à l’aspect de l’ennemi qui peut lui donner la mort ;
et pour appuyer leur explication , ils citeront le
chien couchant , qui , par sa présence et par son
regard , arrête en place un lièvre ou une perdrix.
Mais sur cette remarque j’observerai que si la
perdrix ou le lièvre restent blottis devant le chien,
c’est moins en eux un effroi du premier mouve-
ment qu’une ruse réfléchie. Sans doute , en de-
meurant tapis contre terre , ils croient rester ca- .
chés h l’animal chasseur ; et ce qui continue ma
coniecture, c’est que s’il approche assez d’eux pour
qu’ils aient à craindre d’etre saisis, h l’instant l’un
s’envole et l’autre détale. On ne me niera certaine-
ment point que c’est la peur qui les fait fuir. Tel
est chez tous les animaux l’effet puissant de l’ins-
tinct, à l’aspect du danger. Mais pourquoi le lièvre
et la perdrix , en présence du chien, ne demeurent-
ils pas immobiles et transis d’effroi , comme ma
pie-grièche et ma souris en présence du serpent?
Pourquoi , tandis que la crainte donne de nouvel-
les forces aux premiers , les deux autres mouru-
rent-ils en place, en montrant tous les signes do
la terreur portée à son comble , mais sans pouvoir
fuir , et comme retenus par une force invincible ?
Le rat ne reste point en arrêt à l’approche du
chat; à l’instant même qu’il l’appcrçoit, il fuit.
Le regard d’un serpent , sa présence , la nature des
corpuscules que la transpiration fait émaner de son
corps, produiroient-iîs donc un autre effpt que
l’émanation, la présence et le regard du chat?
Il y a si peq de cems que nops observons la na?
)
E N A F R I Q U E. 55
ture ! Etudions-là de plus en plus; peut-être a-t-elle
beaucoup de loix particulières que nous ne con-
noissons point encore. Avtint que Ton découvrit et
que l’on constatât les phén'oinèncs de l’électricité,
si un auteur s’étoit avisé de dire qu il existe des
poissons qui , sous un petit volume, peuvent néan-
moins , quand on les touche , donner a plusieurs
personnes réunies en chaîne, une telle commotion,
qu’elles sentiront dans toutes les articulations du
corps une grande douleur; assurément une pareille
assertion eut été regardée comme la fable la plus
absurde. Eh bien! cette prétendue fable est aujour-
d’hui une vérité incontestable ; et sans parler ici
de la torpille, dont tout le monde sait l’histoire ,
je me contenterai de citer en preuve le Beef-aal,
ou l’anguille tremblante de Surinam. Pendant de
longues années j’ai eu ce poisson sous les yeux ;
parce que mon père, qui en avoit fait un objet
d’expériences, en nourrissoit continuellement chez
lui. Toujours j’ai vu qu’en touchant une membrane
frangée qu’il a sous le ventre dans toute la longueur
de son corps, qu’aussi-tôt on eprouvoit une Com-
motion très-violente. Mon père voulût même un
jour s’assurer, par une expérience, si la seçousse
électrique perdroit de son intensité, en se commu-
niquant à un grand nombre d’individus à la fois.
Dans ce dessein il rassembla dix personnes , qu il
plaça en chaîne ; à peine eurent-ils touché la mem-
brane de l’anguille, que toutes se sentirent frappées
en même teins. Ce n’est pas tout : pour convaincre
les spectateurs que l’imagination n’entroit pour rien
dans un pareil effet , il avoit mis dans la chaîne un
chien , que deux des acteurs tenoient debout , 1 un
par la patte droite, l’autre par la gauche; à l’instant
du contact , l’animal fit un cri aftreux ; et sa dou-
D 4
5^ V 0 Y A G E
Ic'ur , qu’attestoit ce cri, prouva sans répliqué , que
celle des autres étoit aussi réelle que la sienne.
_ J’avouerai que dans la probabilité d’une explica-^
tion physique, on doit mettre bien de la différence
entre un effec produit visiblement par l’action im-
médiate d’un corps, et un autre effet opéré sans
aucun contact apparent , sans aucun intermédiaire
visible , tel que celui du serpent sur des animaux.
Mais qui^ osera décider que le reptile , en présence
de sa proie, n’agit pas physiquement sur elle? Peut-
être la propriété mortelle dont il s’agit, n’appar-
tient-elle' qu'à quelques espèces particulières de
serpens. Peut-être n’en jouissent-ils même que dans
certaines saisons ou dans certains pays. Les anciens
ont écrit que le basilic tuoit par son seul regard.
Assurément c’est une flible ; mais il n’est point de
fable quelque absurde qu’elle soit, qui, dans son
origine , n’ait eu pour base une vérité. Sans doute ,
dans des teins reculés, on aura eu lieu d’observer
quelques ffiits pareils h ceux de ma pie-grièche et
de ma souris , ou peut-être même du genre de celui
du capitaine. On en aura conclu qu’un serpent inat-
taquable, et toujours vainqueur, puisqu’il lui suffit
de regarder pour donner la mort, ne pouvoir être
que le roi de son espèce. En conséquence de sa
royauté, on l’aura nommé basilic ; et comme il faut
qu’un souverain ait quelque signe particulier qui
atteste sa prééminence , les poètes , qui exagèrent
la nature souvent même en voulant la rendre plus
belle , n ont pas manqué de donner à celui-ci des
ailes , des pieds , une couronne.
Cette digression, dont l’objet peut-être eût
échappé h ma mémoire, méritoit bien de trouver
sa place dans mon livre, et quoiqu’elle en inters
rppîpe, çîî quçlqug sorte, la scène dramatique, je
h N AFRIQUE. 57
n’ai pu résister au besoin de la rendre dans 1 ordie
où elle s’est olFcrte à mon esprit. Au reste, quel-
que nom qu’on donne h cet ouvrage, il- importe
peu qu’il y règne une méthode scholastique , et ce
n’est pas l’art ici que je professe, c’est la vérité,
la clarté ; je cause avec mes amis et ne suis point
du tout sur les trétaux littéraires.
l’étois parvenu , comme on vient de le voir , a
déterminer mon ami à partir avec moi ; un accident
imprévu vint hâter notre résolution : on avoit ap-
porté au Cap la nouvelle qu’un vaisseau Irançois
dont l’équipage s’étoit révolté , avoit relâché dans
la baie de Saldanha. Cette nouvelle regardoit par-
ticulièrement Percheron en sa qualité de commis-
saire de la marine. Obligé , par sa place , de se ren-
dre à la baie pour y constater le délit et remcdier
au mal, s’il étoit possible, il sût que nous al ions
faire à peu près sa route; et en conséquence il de-
manda à Boers une place dans sa voiture , et lut de
la partie. Un officier au régiment de Pondichéry ,
nommé Larcher , fût notre quatrième ; et nous
partîmes sur un chariot de chasse attele de six che-
vaux. ....
Cette première incursion demandoit a peine une
petite journée , et sembloit ne devoir nous retenir
que le tems de se montrer aux révoltés : semblables
à ces tempêtes que précèdent toujours des signes
fâcheux, non-seulement nous ne pûmes joindre
ce jour-là la baie de Saldanha, mais nous eûmes à
gémir en route sur le sort de ceux qui nous ac-
compagnoient: ^
Le Sout-Rivier (rivière salée) quil falloir tra-
verser à quelque distance de la ville , avoit sur ses
bords beaucoup de cormorans. li’envie P’’?’’
d’en tuer quelques-uns , et nous limes arrêter. IVlais
58 VOYAGE
quand nous fûmes remontés en voiture , un Nègre
qui étoit assis derrière et qui ne s’attendoit pas au
mouvement qu’elle fit en partant, ayant été jette à
bas par la secousse , tomba rudement et se cassa
une jambe. C’étoit un excellent serviteur , que
Boers aimoit beaucoup. Il fallut alors quitter la
route et gagner l’habitation la plus voisine, pour
y déposer le malheureux blessé. On lui construisit
un brancard et nous le finies transporter h la ville.
Mais cet accident nous ayant pris quelques heures ,
et Boers voulant regagner le tems perdu , son co-
' cher mit les chevaux au grand galop , et nous mena
ventre à terre.
Nous avions avec npus quelques chiens. Un
d’eux très-échauffé par cette course rapide, sentit
à l’odorat un ruisseau qui étoit à quelque distance;
et il courut en avant, pour s’y baigner et se ra-
fraîchir.
J’ai déjà remarqué dans mon premier voyage,
qu’en Afrique tout chien qui en pareille circons-
tance se plonge dans l’eau , y meurt presque tou-
jours, si vous ne vous trouvez assez près de lui
pour l’en retirer à l’instant même. Celui-ci, quand
nous arrivâmes, avoit déjà payé le fatal tribut. Au
reste, les faits de ce genre sont si fréquens dans
les colonies qu’on les regarde comme incontesta-
bles ; et je prie ici les physiciens de nous en expli-
quer la cause, et de nous dire pourquoi les chiens
d’Afrique trouvent si souvent la mort où ceux
d’Europe n’éprouvent pas seulement le moindre ac-
cident.
Nous arrivâmes fort tard à la maison patriarchale
du bon Slaber ; ce fût un bouleversement général
dès qu’on nous eût embrassés ; on ne savoir com-
ment témoigner sa reconnoissance , soit à Boers,
E N A F Pv I Q U E. 59
soit h l’ami qu’il avoic amené; tout le monde s’eni-
pressoit à l’envie de fêter cet ami , et certes , ]e
ne pouvois me cacher toute la part qu’avoit dans
ces caresses le plus ancien des commençaux. Les
charmantes filles sur-tout raettoient une grâce tou-
chante à le servir : l’une le déban-assoit du man-
teau l’autre s’emparoit de son nécessaire ; on 1 ac-
cabloit de questions obligeantes; il scmbloit trop
peu exigeant en ne faisant point assez valleter tout
ce monde : vivacité charmante , empressemens étour-
dis dont le contraste rendoit plus piquante
la franche et loyale bonhommîe ^du père. Wlais
c’etoit peu de nous savoir auprès d’eux ; lorsqu on
eut appris que nous y passerions huit jours , on
poussa des cris de joie â faire retentir toute 1 ha-
bitation : c’etoit bataille t^gnée; notre
fût bientôt de niveau , d n y eut plus de différence
ent-re l’hôte et les hôtes ; on alloit, on venoit comme
dans sa propre maison. Cette première sotree se
passa à distribuer l’emploi de nos huit jours , a dé-
terminer les différentes sortes d’amusemens ayixqucls
on consacreroit chacun d’eux; les jeunes filles de-
ranecoient un peu nos projets, et ne laissoicnt pas
de teins en teins que de nous imposer des conditions
séverGS.
Cependant Percheron qui étoit des nôtres, ayoïc
en tête le vaisseau et les révoltés de la baie de
Saldanha ; et avant de se livrer h des distractions et
des divertissemens , il voulut préalablement reni-
ülir son devoir. Il me proposa donc de partir le
lendemain matin avec lui, et de l’accompagner au
vaisseau, qu’il alloit inspecter. C’étoit mon inten-
tion. Tout autre peut-être, h ma place, eut rt
gardé la proposition de Percheron comme tics-
disçrette , moi j’en fus ravi; et j’avoue que s U ne
\ ,
/
6o VOYAGE
m’eût pas prévenu, j’étois résolu à la lui faire. Jus-
qu’alors je n’avois point encore vu d’équipage sou-
levé contre ses chefs ; ce spectacle étoit un tableau
trop neuf ; et tout objet extraordinaire , toute nou-
veauté qui sembloit me promettre une sensation
nouvelle, avoit à mes yeux un attrait in'ésistible.
Sans réfléchir aux suites de mon. étourderie , sans
songer que j’allois de gaieté de cœur m’exposer à
un danger certain , je pris heure avec Percheron ,
et ne songeai plus qu’au départ.
Quoique nous n’eussions que quatre lieues de
chemin, et que nous nous fussions mis en route
aussi-tqt^ après le dejeûner , notre marche se trouva
cette^ lois encore tellement embarrassée , que nous
n arrivâmes a la baie qu a la nuit close ^ désagré-
ment qui nous causa beaucoup d’humeur, et ne
servit pas_ à diminuer la prévention naturelle que
nous inspiroit la cause des insubordonnés.
Les voiles de la nuit sembloient s’être épaissis
exprès pour nous dérober la vue du vaisseau ; c’est
avec une peine extrême et comme à tâton que nous
traversâmes les dunes. Je tirai deux coups de fusil
pour nous faire rcconnoître et pour demander qu’on
envoyât une chaloupe : inutile précaution , on feig-
nit de ne nous pas entendre. Exposés à passer la
nuit au bivouac sur la grève, nous maudissions le
navire, l’équipage et la baie; notre colère jugeoit
le piocès avant d en avoir pris connojssancc ; mais
le capicamc, craignant, avec quelque raison, que
nous ne fussions du nombre des mutins , qui élans
le courant de la journée avoient quitte le vaisseau
pour se rendre à terre , et qui vouloient y rentrer
à cette heure les armes h la main , n’avoit garde
de nous recevoir. Enfin , à force de coups de fusil,
de cris, de hels, nous inspirâmes un peu de conr
«
EN AFRIQUE. 6l
fiance : une chaloupe fut mise en mer, et vint nous
recueillir au rivage.
Il faut avoir vu un désordre pareil à celui dont
nous filmes témoins, pour s’en faire un portrait
véritable. Un bâtiment flottant en mer, privé de
toute communication , semble un monde étranger ;
on eût dit que la révolte avoit bouleversé celui-ci
dans tous ses points. L’équipage séparé par grou-
pes , occupoit les dilférentes parties des ponts ; par-
tout on n’entendoit que murmures , menaces , im-
précations , juremens CiTroyables ; il régnoit par-
tout un tumulte aflreux : la voix des cheis ne pou-
voit percer a travers les cris assourdissans de l’é-
quipage. Aux mouvemens impétueux de cette troupe
effrénée , tout sembloit présager qu’elle alloit se
livrer encore aux derniers excès ; quelques hommes
plus entreprenans , s’agitoient <ivec plus de fureur;
ils traversoient avec rapidité d un bord h 1 autre
afin de communiquer par-tout, ou leurs transports,
ou leur crainte sur l’arrivée du commissaire. La
foible lueur qui éclairoit le vaisseau , répandoit
une teinte lugubre mais sublime sur cette scène
horrible : on "eût dit les démons se démenant au
sein des ondes pour y tourmenter des humains. En
môme-teras nous nous vîmes enveloppés par cette
• multitude égarée. Ce fut alors que je sentis tout
le danger de notre position. Le titre de commis-
saire dont étoit revêtu Percheron , et qui sembloit
ne l’amener h bord que pour y prononcer le châ-
timent des coupables n’étoit rien moins que rassu-
rant ; la proscription ne pouvoir plus manquer de
m’atteindre , moi , qui semblois n’êtrc venu sur le
vaisseau que pour y prêter mon appui ; on murinu-
roit hautement contre lui , contre moi ; que dis-
je, on murmuroit : nous étions les coupables, et
02 VOYAGE
les yeux raenaçans de ces juges terribles nous
disojent assez tout ce que le pouvoir de la force ,
uni à la rage , peut exercer de tourmens sur la
foiblesse et Finnocence. J’ai trop éprouvé dans
cette crise violente a quel fil délié souvent nos
jours sont attachés, et de quel hasard inespéré
quelquefois dépend notre salut : si un de ces cons-
pirateurs eût prononcé Farrét de notre mort, cent
bras a 1 instant i auroient sans doute exécuté ; la
mer eut été notre tombeau à tous les deux.
J avois , a la vérité , un fusil à deux coups ; mais
mon compagnon étoit sans armes. Quant au ca-
pitaine et aux officiers , incapa.bles d’en imposer
par un peu de fermeté, ils sembloicnt à notre ar-
rivée attendre dans une affreuse consternation les
derniers coups d’une explosion qui ne tendoit à
rien moins qu à détruire à la fois et l’équipage et
le vaisseau qui le porroit.
Puisqu’il ne nous étoit plus possible de nous
soustraire au danger dont nous étions menacés,
notre seule ressource étoit d’attendre l’événement’
en faisant bonne contenance; c’est aussi le parti que
nous prîmes. Cette résolution nous donna des for-
ces : Percheron s embarrassant peu des menaces
des mécontens, dit avec autorité qu’il prétendoit
qu’on l’instruisit des détails et des causes de l’in-
surrection , promettant de rendre une égale justice
à l’équipage, soir que ses plaintes fussent fondées,
soit qu il lut sorti des bonies de l’obéissance né-
cessaire ; et soudain prêtant l’oreille à ceux qui
sembloicnt commencer le récit de cette affaire , il
ne tint aucun compte des murmures et des gestes
animés des autres. Sa tranquillité calma insensible-
ment leur colère de telle sorte enfin, que, sous
prétexte de prendre de nouvelles informations et
EN AFRIQUE. 63
d’administrer à chacun une justice éclatante, il
renvoya au lendemain matin l’examen des autres ma-
telots qui prétendoient avoir à parler. Percheron
avoit espéré que le sommeil calmeroic les esprits
et présenteroit à son autorité quelques ressources
favorables.
Il n’y avoit nul moyen de sortir du vaisseau;
et, puisque nous en étions arrivés à cette extrémité,
il eût été aussi lâche qu’imprudent d’abandonner
l’équipage au péril de cette tempête furieuse.
Les apprêts du souper se ressentirent du trou-
ble où nous étions tous plongés : nous songeâmes
à prendre quelque repos. Le capitaine donna son
lit à Percheron ; le premier pilote me céda sa ca-
hute qui étoit sur le pont. Cette loge avoit une
lucarne dont les vitres avoient été brisées dès le
commencement du trouble : car dans les insurrec-
tions c’est sur les vitres et les lanternes que les
mécontens commencent à assouvir leur première
colère; il semble que ces objets , par le bruit qu’ils
font en se brisant, apaisent et satisfassent les fu-
reurs de la foule ameutée. Cette lucarne fût pour
moi un sujet d’inquiétude : il me paroissoit alar-
mant ; je devois redouter un pareil judas qui per-
mettoit aisément ( la tête de mon lit se trouvant
en face ) à quelque mal-intentionné, de me lâcher
pendant la nuit un coup de pistolet, si le désor-
dre venoit h recommencer. Pour parer , autant qu’il
étoit en moi , à toute surprise , je commençai par
éteindre ma lumière ; puis, ayant changé la direc-
tion de mon lit et placé h côté de moi mon fu-
sil bien chargé , j’attendis le jour et sommeillai
comme je pus. Dans les intervalles du réveil , j’en-
tendois les discours de quelque séditieux qui se pro-
menoient sur le pont , et qui sembloient se prépa-
64 VOYAGE
rer à ne faire grâce le lendemain à personne ; j’en
vis même plusieurs passer auprès de ma cabane et
hausser le ton pour sc faire entendre. Enfin, le jour
parut : douce clarté qui dissipe les fantômes de l’i-
magination et rend aussi les mcchans moins témé-
raires et moins audacieux. Ce que nous avions es-
péré arriva : la réflexion et peut-être plus encore
la crainte d’un châtiment bien mérité , calma la
furôur des plus ardens. Percheron saisissant avec
adresse le moment favorable, fit un discours véhé-
ment dans lequel il peignit avec chaleur et les torts
de l’équipage insurgé et les peines sévères que la
loi inflige en pareil cas; puis, rejettant adroitement
la cause des troubles sur les hommes perfides qui
les avoient séduits et trompés, afin de les conduire
h un pareil excès de désordre, il promit d’excuser
tous ceux qui n’ayant été qu’abusés, se rangeroient
dorénavant sous la discipline du vaisseau ; de là
passant au chef de l’émeute qui, quoiqüe arrêté
fomentoit encore, sans doute, quelques nouveaux
troubles, il lui fit une verte réprimande. Cet hom-
me étüit garrotté et étendu entièrement nu, dans
une cage à poulets , fermée et barricadée par des
cerceaux de fer : c’étoit un de ces êtres à qui la
nature a donné avec une constitution robuste , cette
force d’esprit, ce mépris des dangers et de la mort
à la fois si nécessaire et si funeste dans les fac-
tions; il étoit encore mcnaèant : on l’avoit saisi au
moment où il ne s’y attendoit pas, car à lui seul
il auroit fait trembler l’équipage entier. Le soin de
le punir et de prononcer en dernier ressort sur ce
chef dangereux fut remis à la justice du Cap; en
conséquence Percheron donna l’ordre qu’on y trans-
férât le prisonnier. Dès cet instant le calme parut
rétabli pour longteras, et nous restâmes convain-
cus
E N A F Pv I Q U E. 65
eus que dans toute émeute il ne faut souvent, pour
rendre la tranquillité à une multitude égarée, que
lui ravir son chef ou l’abattre à ses propres yeux.
Quant au reste des mutins , ils furent livré.^ à la
clémence du capitaine et des officiers, qui accor-
dèrent une amnistie générale, et tout rentra dans
l’ordre.
Nous nous fîmes reconduire h terre, plus em-
pressés que jamais de la revoir et d’aller raconter
à nos hôtes tranquilles toutes les circonstances d’un
péril qu’aucun de nous n’avoit soupçonné.
Je ne m’attendois guère que cette bisarre aven-
ture scroit suivie d’un nouveau chagrin dont les
suites se prolongepoicnt long-tems dans ma mé-
moire, et qu’en quittant pour un jour mes amis les
plus chers, j’aurois à pleurer la perte de l’un d’en-
tre eux et £i me préparer incessamment à ne plus
le revoir.
A mesure que j’approchois de la maison de .Sla-
ber je tirai, selon ma coutume, des coups de fu-
sil, pour avertir de notre arrivée et engager nos
amis à venir au-devant de nous. Malgré mes signaux
répétés, personne ne parût; et ce silence de l’a-
mitié sembla m’annoncer quelque nouvelle fâcheuse.
Bientôt mes soupçons forent vérifiés, quand en-
trant dans la salle , je vis les filles de Slaber venir
à moi avec l’air de la tristesse et l’intérêt du sen-
timent. Alarmé de cet accueil, dont je croyois que
le motif les concernoit personnellement, je m’em-
pressai de leur demander quel malheur elles avoient
éprouvé depuis mon départ. „ Ce que j’ai à vous
„ annoncer ne regarde que vous, me dit l’une
„ d’elles : Boejs est reparti pour le Cap , et avant
„ peu vous allez le perdre. Pendant votre absence
„ il a reçu de Hollande des dépêches par lesquelles
Tome I, E
66 VOYAGE
„ la Compagnie accepte la démission qu’il avoit
„ sollicitée; et, comme, en ce moment, il y a
„ dans la baie un bâtiment prêt à faire voile pour
„ l’Europe , et qu’il a résolu de s’y embarquer , il
„ est monté à cheval avec Larcher, et nous a quit-
„ tés pour aller sans délai faire à la ville les pré-
„ paratifs de son départ. Nous nous trouverions
„ heureux si, après l’avoir perdu, nous pouvions
,, vous garder quelque tems ici , vous et votre
„ ami : cependant je me crois obligée de vous dire
„ qu’cn partant , Boers , a prévu que , peut-être ,
„ vous voudriez lui donner le plaisir de vous voir
,, encore au Cap ; dans ce dessein , il a laissé ici
„ sa voiture et ses chevaux; et voici une lettre
„ qu’il vous a écrite , et que je me suis chargée de
„ vous remettre. “
Le début de ce discours m’avoit consterné , je
l’avoue; mais la fin, je ne sais pourquoi, me ras-
sura. Je m’imaginai que, par gaieté , on avoit voulu
s’amuser de moi un instant. Cette lettre , cette voi-
ture me parurent une plaisanterie; et j’en étois
même si convaincu que , malgré l’air de vérité avec
lequel ra’avoit parlé la fille de Slaber , malgré les
protestations qu’ils me firent tous que le départ n’é-
toic que trop vrai, j’allai visiter, avec Percheron,
toutes les chambres de la maison pour y chercher
les deux absens ; ne doutant point qu’ils ne fussent
cachés pour nous faire pièce. Ils étoient partis ! —
mon bienfaiteur m’avoir quitté! j’allois le perdre
pour long-teras ; et il ne me restoit d’autre conso-
lation que de courir au Cap l’embrasser encore
avant son départ.
Le lendemain dès le point du jour, nous mon-
tâmes en voiture. Percheron et moi. Arrivés chez
Boers , les premiers objets qui frappèrent mes yeux
E N A F R I Q U E. 67
fiircnc scs malles qu’on enlevoit pour les transpor-
ter h bord , et lui-même m’annonça qu’il partoit le
lendemain. En vain les médecins lui avoient repré-
senté que sa santé étoit trop foible pour supporter
un aussi long vo5'age; qu’il auroit dû, avant de
l’entreprendre, aller pendant deux ou trois, m-ois
reprendre à la campagne les forces nécessaires; et
que d’ailleurs le bâtiment sur lequel il se propo-
soit de s’embarquer , étant beaucoup trop petit
pour lui procurer une certaine aisance de logc-
nrent, il s’exposoit témérairement à un danger de
mort presqu’assuré : rien n’avoit pu l’arrêter. Pré-
venu contre un pays dans lequel on lui avoir fait
éprouver des désagrémens qui n’auroient pu que
s’accroître encore, il n’aspiroit qu’au moment de
s’en éloigner. D’ailleurs, en quittant la Hollande,
il y avoir laissé un père respectable que son cœur
lui rappeloit fortement, et qu’il n’avoit* jamais cessé
de regretter ; il préféroit enfin le bonheur de revoir
sa famille aux agitations et aux peines qu’entraînent
après soi la fortune et de vains honneurs.
Quel que fut mon attachement pour lui , livré
souvent â des souvenirs non moins chers , et bien
capable à sa place d’imiter sa conduite, je ne m’oc-
cupai point h combattre une résolution bien dé-
terminée ; je ne songeai plus qu’à mettre à profit
les courts instans que nous îaissoit l’amitié. Je
voulois qu’il en emportât un gage avec lui. Quoi-
qu’il ne fut naturaliste qu’autant que je lui en avois
inspiré le goût, je me hâtai de faire dans tout ce
que je possédois un choix précieux en histoire
naturelle, que j’envoyai à bord avec ses autres eflets;
je me serois presqu’embarqué avec lui, tant le
découragement s’étoit emparé de mon ame ; n’ayant
plus sous mes yeux un aussi digne conseiller, jç,
E 2
68 VOYAGE
devrois dire un consolateur, qui plus d’une fois
avoir reçu les épanchemens d’un cœur qui avoir
aussi ses disgrâces à dévorer.
Enfin, je vis arriver le 25 octobre 1783, époque
malheureuse qui s’est plus d’une fois retracée à
mon esprit, et de tous les événemens de ma vie
celui qui m’a coûté le plus d’ennuis et de regrets.
Il fallut nous séparer. „ Je pars tranquille sur
,, tout ce qui vous regarde , me dit-il avant de me
„ quitter; je vous ai recommandé à mes amis les
,, plus intimes, et je réponds de leurs soins comme
„ de moi. Cependant pour ne pas vous être en-
„ tièrement inutile encore, dans votre grande en-
,, treprise, j’ai voulu y contribuer par quelques
„ bagatelles qui ne me sont plus nécessaires , et
„ que je vous prie d’accepter : ce sont mes deux
„ fusils, deux chevaux de course avec leur har-
„ nois copiplet , et , pour vous épargner un dé-
„ tail de misères , tous mes ustensiles de chasse “.
J’étois si opprc.ssé que je ne pouvois répondre.
Sans me donner le teins de parler , il me montra
sur un fauteuil une robe de chambre pour laquelle
je lui avois vu une prédilection marquée, quoi-
qu’il ne la mit que rarement et dans certains jours
choisis. „ Ce vêtement, ajouta-t-il , est une étoffé
„ qu’a portée ma mère, et qu’à mon départ pour
„ l’Afrique elle me pria de porter à mon tour
„ pour l’amour d’elle , comme un monument de
„ sa tendresse et un signe éternel de ressouvenir.
„ Jusqu’ici j’ai rempli ce devoir avec la plus tendre
„ affection; quoique depuis quelque teras il me
„ rappellât doulom-eusement que ma mère ne vit
„ plus ; mais à présent que je vais me fixer auprès
„ de mon père pour consoler sa vieillesse, puis-je
„ conserver davantage ce qui sans cesse exposeroit
E N A F R I Q U E. 69
„ à ses yeux, k' perte qu’il a Faite? II faut dé-
„ sormais que mon ami le porte pour moi ; à ce
„ titre , c’est h vous , mon cher Vaillant , que je
„ le transmets , non comme un présent ordinaire ,
„ mais comme un legs qui me fut fait àmoi-méme,
„ comme un legs qui me fut précieux , et que je
„ vous charge d’acquitter pour moi en en taisant
usage selon le vœu de ma respectable mère.
On sent très-bien que le présent d’une robe-dc-
chambre à un voyageur accoutumé à un autre cos-
tume, presque toujours en habit de chasse et les
armes à la main , présente l’image d’une carricature
assez ridicule, et qu’un pareil accoutrement eût
été plus plaisamment adapté aux épaules de nos
procureurs ou de nos médecins d’autrefois; mais
cette scène si digne pour tant d’autres du théâtre
de la foire, prend ici un caractère touchant de
simplicité, de bonhommie , de vérité, qui m’atten- ,
drit encore. L’objet n’est rien par lui-même , mais
les idées que cet objet rappelle, sont touchantes;
la main qui donnoit m’est si chère , que meme
après dix ans je ne revois point sans plaisir les lam-
beaux de la robe, que je me suis fait un devoir
d’user jusqu’à la corde lorsque je suis devenu plus
sédentaire ; enfin , la plus belle antique ne scroit
pas plus rcligicuscincnt conservée.
Je me jettai dans les bras de mon amiies larmes
aux yeux , et je sentis les siennes inonder mon vi-
sage. Le spectacle de sa maison , de toutes parts
en mouvement , étoit extrêmement touchant ; on
eût dit un déménagement h l’approche des brigands :
l’abandon des lieux auxquels on fut si attaché , où
l’on goûtoit des plaisirs innocens et vrais , a quel-
que chose d’affligeant et qui consterne une ame sen-
sible. La maison de mon ami participoit uu peu
F
^ O
70 VOYAGE
des regrets que je donnois au maître ; un meuble ,
le plus simple ustensile dont il avoit coutume de
se-servir, fixoit douloureusement mes regards: cette
sensibilité active est le partage et le malheur d’un
petit nombre d’humains; elle donne véritablement
de la vie aux objets les plus inanimés. Mais ce qui
rendoit la scène encore plus douloureuse, c’étoit
le silence de nos amis communs rassemblés autour
de l’ami qui partoit. Nous l’accompagnâmes jusqu’à
la chaloupe qui alloit nous l’enlever ; il ne nous
permit pas de le suivre jusqu’au bâtiment; il nous
fallut rester sur le rivage , contens de le suivre en-
core des yeux. Arrivé à bord , il monta sur le tillac,
et là , avec son mouchoir , il nous fit les derniers
signaux de l’amitié.
Un de ses meilleurs amis et des miens eût pitié
de l’angoisse où j’étois, il m’emmena chez lui;
nous passâmes tout le jour à nous rappeller tous les
traits de bienfeisance qui avoient honoré la vie pu-
blique et privée du meilleur des hommes. Son nom
revenoit sans cesse, à chaque propos. Un dernier
trait vint mettre le comble à notre douleur. Tout-
à-coup se fit entendre le canon de la rade et du fort
qui annonçoit le départ du navire, et qui saluoit
pour la dernière Ibis le fiscal. Je m’élançai vers le
belvéder, et, avec une lunette", je vis le bâtiment
qui fendoit les flots à pleine voile , et qui se perdit
bientôt dans l’horison.
Cependant je regagnai dans la nuit mon appar-
tement; il me sembloit une prison. Abandonné à
moi-même , j’étois dans la situation d’un coupable
que tout le monde fuit, et qu’on livre à ses re-
mords; jamais un amant ne sentit avec plus de force
une séparation si cruelle.
Le lendemain matin M. Serrurier, son succès-
EN AFRIQUE. 71
seur , le colonel Gordon , commandant de la place ;
Hakker, gouverneur en second; Conway, colonel
du régiment de Pondichéri , et que depuis j’ai eu
le pkisÂr de revoir à Paris; enfin, tous les^amis du
voya^’^eur , et les personnes auxquelles il m avoir re-
commandé, et dont quelques-unes m étoient meme
inconnues , vinrent à 1 envie m offrir leurs services^
m’assurant toutes qu’elles s’empresseroient de me
faire oublier, par leurs soins, une perte qui leur
étoit aussi sensible qu’à moi. Chacun me prioit
d’accepter un logement chez lui ; mais parmi ces
offres, je dois distinguer sur-tout celle de Gordon;
il fit la sienne, tant en son nom, qu’au nom de
son épouse , et y mit tant d’instance et de
chise, que je ne pus le refuser. D^ailleurs, indé-
pendamment des obligations personnelles que je
lui avois et des services qu’il _ m’avoit rendus dès
les premiers jours de mon arrivée au Cap , je lui
étois aussi sincèrement attaché par notre confoi-
mité de goût pour l’histoire naturelle , que par la
reconnoissance et l’amitié. Cependant j étois résolu
à ne point user encore, poiu: le moment, de 6on
offre obligeance , et je le priai de permettre que je
gardasse mon appartement jusqu après la vente^ des
effets de Boers : car la maison de mou ami étoit
encore toute meublée ; et il n’avoit emporté avec
lui que ce que le voyage lui rendoit absolument
nécessaire.
La vente se fit enfin , et elle servit plus que toute
autre chose à montrer la considération dont avoir
joui généralement l’ex-fiscal. Le désir que chacun
eût de posséder quelques-uns des effets qui lui
avoient appartenu, les fit pousser bien au-delà e
leur valeur réelle. Ses amis sm'-tout se disputèrent
ceux des meubles qui ser. oient particulièrement
72 VOYAGE
à son usage. Tous se firent un devoir d’en possé-
der au moins un ; et je vis avec la plus grande sa-
tisfaction, chacun d’eux, en l’emportant, regretter
le maître qui l’avoit laissé.
Avant que l’on ne vendit ses effets, le colonel
Gordon m’avoit proposé de l’accompagner dans
une opération qu’il vouloir faire pour Wrifier la
position de la montagne du Piquer, par rapport à
celle de la Table. Dès qu’on sut dans la ville son
' projet, plusieurs officiers des différons régimens
de la garnison lui demandèrent de l’accompagner.
Les uns étoient des curieux qui vouloient jouir du
spectacle de son travail ; les autres des oisifs qui
cherchoient à employer une journée. Ceux-ci , ne
désiroient que le coup-d’œil d’une vue mafrnifiquc;
ceux-là, de pouvoir dire, à leur retour en Europe’
qu’ils avoient monté sur la fameuse Table. Quoi-
qu’une pareille troupe dut être plus incommode
qu utile, il l’admit cependant; et nous partîmes au
point du jour , avec les instriimens nécessaires. Un
hazard heureux favorisa notre opération : le ciel ,
pendant la journée entière, fût parfaitement pur;
et , ce qui est infiniment rare , il ne nous opposa
pas un seul nuage sur la Table.
Pour moi, j’eus à me féliciter d’un bonheur
particulier; celui de voir et de tuer, sur le plateau
de la^ montagne, un oiseau d’espèce nouvelle, que
jusqu a ce moment, je n avois point encore apper-
çue en Afrique , et que je n’y ai jamais revue de-
puis : c écoit un merle de roches. Je l’ai apporté
en Europe. Il fait aujourd’hui partie de mon ca-
binet, et formera dans V Ornithologie que je vais
publier hicn-tôt , une nouvelle espèce intéressante,
qui mérite d’être connue des naturalistes.
Un oiseau tué si près de la ville, et nouveau ncan-
EN AFRIQUE. 73
moins pour tous les htibitnns du Cap, ne dcvoit
être sur la Table qu’un étranger. Je soupçonnai
qu’il pouvoir y être venu de cette suite de rocbes
et de montagnes, qui, par leur ressemblance avec
celles du nord de l’Europe , sont appellées Mon-
tagnes de Norwège , et qui , se détachant de la
Table, vont, en se dirigeant au sud jusqu’à la mer,
former ce qu’on appelle la Pointe méridionale
d Afrique.. Plusieurs personnes avoient eu la curio-
sité de visiter cette pointe ; mais elles ne s’y étoient
rendues que par les bords de la mer , ou par la route
de Constance et de la Baie-Falso; moi, je voulois
y aller par la crête même des montagnes. Une en-
treprise aussi nouvelle sembloit me promettre des
objets inconnus et curieux. Je n’avois à redouter
dans mon voyage qu’une extrême fotigue ; et la
considération d’un pareil inconvénient n etoit point
faite pour m’arrêter.
Un ami me prêta deux de ses Nègres, j’y joi-
gnis un Hottentot, et leur distribuai à porter en-
tre eux ma canonnière, ma carabine, un manteau,
des munitions de chasse , quelques vivres secs , en
un mot , ce qui me paroissoit absolument indis-
pensable; car, devant toujours monter et descen-
dre , il ne nous falioit rien d’embarrassant. Moi ,
je portois mon fusil à deux coups, j’avois deux
pistolets à ma ceinture, et j’étois suivi de trois
chiens, l’élite de ma meute.
Ce fut dans cet équipage et par le plus beau
tems du monde , que je me rendis sur le sommet
de la Table.
Vue dans l’éloignement , et k une certaine dis-
tance, la montagne paroît se terminer en plateau ,
et telle est l’origine de ce nom de Table que lui
ont donné les voyageurs et les marins. Cependant
\
74 VOYAGE
il s’en faut bien ("et je l’ai déjà dit) que son som-
met soit une plaine ; sillonné dans toute sa surface
par d’énormes cavités , il est hérissé , en même teins,
d’aspérités, de proéminences, de hautes roches qui,
par leur altération et leur éboiilement , attestent
combien l’action des météores lui a fait perdre de
sa forme primitive. Sa face la plus longue , est
celle qui regarde la ville. Dénué d’instruraens, il
ne m’étoit guère possfiblc d’en mesurer exactement
rétendue ; je le tentai néanmoins , en la parcourant
plusieurs fois à pied; et chaque fois je vis que
pour aller de l’extrémité est à l’opposé ouest, il
nie ialloit près de vingt minutes ; ce qui certai-
nement annonce une longueur d’un quart de. lieue
au moins.
Pendant que je ra’occupois de mon arpentage,
ma bonne fortune me rendit témoin d’un phéno-
mène intéressant, que souvent les curieux ont cher-
ché à observer sur la montagne , mais qui ne s’of-
fre pas toujours avec la même pompe aux regards
des observateurs : c’étoit la formation d’un de ces
orages du sud-est, produit par l’amoncellement des
nuages au sommet de la table , et qu’on appelle
vulgairement la Perruque . , ainsi que je l’ai dit dans
mon premier voyage. Il faut que je le décrive ici ,
mais d’une manière plus précise , dc^ peur qu’on
ne prenne l’effet pour la cause , et qu’on n’attri-
bue à l’un ce qui appartient à l’autre. Celui-ci,
s’annonça par une traînée de brouillards, que nous
vîmes balayer sur la surface de la mer; il s’avan-
çoit vers nous en passant par-dessus la Baie-Falso;
son approche ni’annonçoit une des tempêtes les
plus terribles ; mais je m’applaudissois d’être à por-
tée de voir et d’étudier à cette hauteur , le déve-
loppement d’un aussi brillant s|rectaclc, au risque
E N A F R I Q U E. 75
de quelques légers inconvéuiens, qui ne pouvoient
entrer en balance avec les avantages que j’allois re-
tirer de ces observations, qu’aucune circonstance
ne me permettroit peut-être jamais de répéter, si
je laissois échîipper celle qui se présentoit si heu-
reusement. Ainsi , sans désemparer je fis dresser ma
tente vers l’est, et le plus près possible de cette par-
tie de la montagne qui , déjà séparée de la Ta-
ble , par l’action progressive et continue des ébou-
lemens, des pluies et des vents, prend le nom
particulier de Diable , et tend de plus en plus
à s’isoler de cette grande masse.
La tramée, en s’avançant, couvrit bien-tôt toute
la vallée, de Baie-Falso jusqu’au pied des mon-
tagnes , et finit par nous dérober entièrement la
vue du charmant paysage de Constance, de Nieuw-
land et du Ronde-Bosch ; et puis , grossissant ’a
vue d’œil, il ne tarda pas h gagner successivement
la hauteur de la Table; et, en moins de deux heu-
res , il s’accrut au point que non-seulement il cou-
vrit la partie du terrain qui nous séparoit du Dia-
ble , mais encore nous enveloppa nous memes de
toute part. Cette brume étoit si dense , qu’on ne
pouvoit rien distinguer à un pied loin de soi. Du
reste , l’atmosphère , malgré ce grand mouvement
de vapeur, ne sembloit point troublée ; je ne sen-
tois pas un soufle de vent;oen revanche mes ha-
bits se mouilloient insensiblement.
J’avois eu plusieurs fois l’occasion de remarquer,
que lorscpie ces nuages venoient se répandre sur
la Table , ils n’en couvroient que la partie orien-
tale, tandis que l’occidentale restoit pure et in-
tacte. Je savois encore, et je l’ai dit ailleurs, que
souvent dans ces tems brumeux , un colon qui part
(de la ville pour se rendre à la Baie-Falso , peut
76 VOYAGE
choisir h son gré, ou de marcher sous un soleil
brûlant en prenant par l’ouest, ou de s’exposer à
une pluie continue en prenant par le côté opposé.
Or, maintenant que je me trouvois sur la mon-
tagne au moment que le nuage s’appésantissoit sur
elle, je pouvois aisément m’assurer quelle partie
étoit couverte , quelle autre ne l’étoit pas ; puis
qu étant dans le nuage même, je n’avois qu’à mar-
cher jusqu’au moment où j’en serois sorti. C’est
ce que je fis en m’avançant vers l’ouest du plateau ;
mais à peine fus-je à mi-chemin de ce plateau, que
je me trouvai sous les rayons d’un soleil ardent,
et sous un ciel de toutes parts très-serein.
C est alors que s’offrit à mes regards, le spec-
tacle du plus bel horison que j’aie jamais consi-
déré : je distinguois toutes les habitations qui pa-
rent les montagnes du Tigre, le Blauw-Berg, le
Grocne-Kloof et le Piquet-Berg; la ville se trou-
voit presque perpendiculairement sous mes pieds;
mais lorsqu avec ma lunette, je me mis à considé-
rer les girouettes des maisons, je m’apperçus qu’el-
les étpient tournées en tout sens, ce qui m’an-
nonçoit que le plus grand calme y règnoit ainsi
que sur la montagne, où il n’y avoir pas le moin-
dre mouvement dans les airs , puisque les feuilles
des arbres dormoient dans une immobilité pro-
fonde.' ^
La baie étaloit un spectacle plus étonnant en-
core. Sa partie nord éprouvoit alors une rafale très-
violente qui ne s’étendoit point à la partie sud.
Ainsi, par exemple, dans cette dernière partie, trois
vaisseaux^ me sembloient jouir d’un repos parfait,
et dans 1 autre, tous ceux qui se trouvoient à l’an-
cre, étoient, au contraire, agités par un vent très-
violent. De ce contraste frappant, je dirai môme
ENAFRIQUE. 77
incroyable, dans im espace si peu étendu , il ré-
sultoit entre Tune et l’autre une très-grande diffé-
rence dans la couleur des eaux. Ce double effet
me paroissoit magique, puisqu’il m’offroit dans un
même cadre , et sans intermédiaire , le calme et la
tempête.
Voici comme je concluois : le vent qui avoir pris
naissance h la surface de la mer des Indes, souf-
flant avec violence, entroit par la Baie-Falso, com-
muniquoir seulement à la baie de la Table par le
défilé qui sépare les deux baies , et suivoit sa di-
rection dans la partie nord de la rade ; tandis que
le détour que forment les montagnes du côté du
Cap et au Cap même , y amortissent la plus grande
partie de sa force. Ce n’est donc que l’amas des
nuages du sud-est, qui s’entassent sur la Table, et
de-là , se précipitant sur la ville , y occasionnent
ces furieux coups de vent, en même rems si in-
commodes et si salubres aux habitans du Cap ; car
nous avons vu le plus grand calme régner, non-
seulement dans la ville, mais dans toute la partie
de la rade, qui, sc trouvant opposée à la direc-
tion de la montagne, doit naturellement les abri-
ter de ce côté. En effet, dans tout le séjour que
j’ai fiüt au Cap, j’ai toujours remarqué que l’ou-
ragan n’étoit jamais, à beaucoup près, aussi vio-
lent quand les nuages restoient en stagnation , et
comme suspendus sur le haut de la montagne; la
môme chose a lieu dans tout l’intérieur de l’Afri-
que , par-tout enfin , où de grandes hauteurs oppo-
sent une barrière à ce vent impétueux.
Vers une heure après-midi, jugeant mon nuage
parvenu à son maximum d’accroissement, je m’en
éloignai , afin de le considérer dans un point de vue
favorable, et d’en apprécier la hauteur, s’il étoic
78 VOYAGE
possible. A une certaine distance il m’offrit l’image
d’une masse, de brouillards pressée et pélotonnée
sur ellc-meme. Scs extrémités ou contours supé-
rieurs et latéraux étoient trcs-apparcns ; on distin-
guoit parfaitement la ligne où il terminoit, et je
puis assurer qu’il n’avoit pas plus de cinquante ou
soixante pieds d’élévation.
L air vit et élastique de la montagne m’avoit
donné un grand appétit ; tout résolu que j’étois à
continuer mes observations le reste du jour, il me
fallut les interrompre un moment pour aller pren-
dre quelque nourriture dans ma tente; mais à peine
rentre^ dans le brouillard , je sentis un petit vent
d un froid très-piquant, qui n’avoit point existé le
matin. A la vérité, il étoit si foible que je l’at-
tribuai au mouvement de la vapeur qui alloit tou-
jours croissant. Néanmoins, comme il me flüsoit
éprouver quelque mal-aise et que j’étois-là, moins
que par-tout ailleurs, en situation de continuer mes
recherches, je fis enlever ma tente et j’allai camper
à l’extrémité ouest du plateau.
Mes Nègres et mon Hottentot m’étant totale-
ment inutiles pour l’opération qui m’occupoit, je
voulus en tirer quelque parti en les employant le
reste de la journée à chercher sur la montagne un
prétendu monument dont l’existence m’avoit long-
tems tourmenté. °
Kolbe dit dans son ouvrage qu’en 1 680 le gou-
verneur Van der Scel étoit allé sur la Table avec
plusieurs dames du Cap et particulièrement avec la
femme du gouverneur des Indes ; que voulant lais-
ser à la postérité un monument solemnel de cette
partie de plaisir et du grand effort de ses jeunes
compagmes, il avoit fait ériger sur les lieux mê-
mes une colonne ou pyramide avec une inscription
ENAFRIQUE. 79
digne de transmertre à la postérité la mémoire de
son grand nom. L’auteur raconte même sur ce
voyage beaucoup de détails et de circonstances par-
ticulières qui engagent à y ajouter foi; mais, mal-
gré toutes les recherches que firent mes compa-
gnons , ils ne trouvèrent pas le moindre vestige de
la prétendue colonne, qui, si l’histoire en est vraie,
aura été détruite, ou par le tems ou par une main
ennemie des monumens.
Je ne cessai de suivre tous les mouvemens de
mon nuage. Une partie s’en écoit détachée ; et
passant par l’échancrure qui sépare le Diable de
la Table , elle étoit allée se fixer au revers de celle-
ci , et y paroissoit suspendue comme dans un état
de stagnation, sans avoir avec la grande masse au-
cune autre communication. Vers les cinq heures
celle-ci '"sembla s’affaisser et devenir plus pesante.
Je crus qu’elle alloit se précipiter sur la ville et
y occasionner un de ces ouragans si communs au
Cap dans les mois de mars et avril , plus rares dans
la saison où nous nous trouvions; je me trompai.
Sans diminuer de hauteur, elle déborba le plateau,
descendit au-dessous de ses rebords , et , circulant
ainsi le long de son escarpement, alla rejoindre le
nuage du Diable avec lequel elle se confondit pour
n’en plus faire qu’un seul. Tout ceci s’opéra sans
le moindre dérangement dans l’air. La rade elle-
même cessa d’être agitée par le vent; et le calme
universel me dit assez que je devois renoncer à
l’attente d’un orage dont le spectacle m’auroit
beaucoup intéressé, mais dont les effets n’auroient
pas également amusé les habitans de la ville qui
n’avoient pas le même intérêt à ces observations.
L’approche de la nuit vint me dédommager un
peu de cette contrariété en m’offrant un tableau
8o VOYAGE
différent, il est vrai, et moins rare, mais plus su-
blime peut-être que cette grande tempête sur la-
quelle je m’etois avisé de compter. C’étoit le cou-
cher du soleil dans l’océan. On pourroit dire que '
c’étoit l’arrivée du maître de la nature aux bornes
du monde. Je vis ce globe de feu se plonger et
disparoître avec majesté dans les eaux. Quel ravis-
sant spectacle il offrit à mes yeux étonnés, lorsque,
rasant la surface des mers, il parût tout-à-coup en
embrasser l’abîme , pour rejoindre, comme le dit
Ossian, l’immense palais des ténèbres. A son ap-
proche les flots élèvent leurs têtes agitées pour se
dorer de sa lumière; leurs couleurs diamentées par
scs rayons sc dégradent insensiblement, et soudain
ils s’abaissent lorsqu’il a disparu. Déjà l’océan com-
mençoit à n’être plus éclairé et l’immense rideau
de nuages que j’avois à l’est réflétoient eiîcorc ses
feux dans leurs parties supérieures : leur masse to-
tale représentoit des montagnes de neige et leur
couronnement étaloic une zone resplendissante de
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce spectacle
ne dura qu’un instant; mais, à une distance de
trente lieues vers le nord, les montagmes du Piquet ,
plus hautes encore que la Table, conservèrent pen-
dant quelque tems la lumière sur leurs cimes ma-
jestueuses ; elles se détachoient sur le fond pourpre
et violâtre du ciel. On eût dit des fanots destinés h
éclairer l’Afrique intérieure pendant l’obscurité de
la nuit. Que l’homme est petit à cette hauteur , et
que scs passions sont misérables lorsqu’il se com-
pare à l’immensité.
Aux approches des ténèbres les vautours avoient
quitté la plaine et regagnoient les rochers. Les ba-
vians se rctiroient dans leurs repaires; les petits
oiseaux voltigeoicnt encore autour de moi : épars
sur
\
EN AFRIQUE. 8î
Suf les arbustes et les buissons , ils célébroient par
leurs concerts la fin d’un si beau jour. Leur chant
mourut avec le crépuscule; l’obscurité livra la mon-
tagne aux oiseaux funèbres ; et moi , triste et peil-
seur , je rentrai dans ma canonnière qu’on avoit
entourée d’un grand feu pour en éloigner les ani-
maux malfaisans qui fuient la lumière. —
Je devois m’attendre h rencontrer sur la mon-
tagne une sorte d’ennemis plus dangereux encore ;
c’étoient ces esclaves marrons fugitifs de la maison
domaniale, vivant dans les roehers et profitant de
la nuit pour aller dérober daris les habitations voi-
sines. J’avois à craindre que quelqu’un de Ces dé-
serteurs ne SC fut caché dans mon voisinage, et
qu’à la faveur des ténèbres il ne tentât de me sur-
prendre ou de m’attaquer. Mes précautions étoient
prises d’avance ; j’étois trop bien armé pour l'e-
douter un pareil combat, et la vigilance de mes
trois chiens, plus encore que mes feux me permit
de reposer en sécurité toute la nuit.
La brume devint Si humide que, quand le jour
parut, je nie sentis, dans ma tente, tout perclus
de froid, malgré un très-fort manteau, dans lequel
je m’étois roulé et enveloppé tout entier. Par l’état
où je me trouvai , on peut juger de ce que mes
gens avoient eu à souffrir. Pour me dégourdir , je
pris le parti de me transporter dans la partie de
la montagne que je jugeai devoir être exempte de
brouillards. Je comptois, comme le jour précé-
dent , y trouver le soleil ; mais la huée l’avoit cou-
verte en partie , et le soleil ne s’y montra que
lorsqu’il eût passé le méridien. En attendant qu’il
vint me réchauffer par sa présence, je parcourus
le plateau avec mon fusil , dans l’espoir de nie
procurer des provisions, si je trouvois quelque
Tome 1. F
82 VOYAGE
pièce de gibier à abattre. Je ne vis que des vau-
tours, posés en avant sur le bord de leur trou,
qui , engourdis par le froid et humectés par la ro-
sée , attendoient aussi le soleil pour se ressuier et
prendre leur vol. Dans cet état ils sembloient ne
pouvoir remuer leurs ailes , et se laissoient appro-
cher de très -près. J’en tuai plusieurs.^ J’essayai
même, quand le soleil eût reparu et que je me sen-
tis réchauffé , d’en faire rôtir un , et d’en dîner avec
mes gens. Mais l’odeur en étoit si rebutante et le
goût si détestable qu’il me fut impossible d’en
manger. Mes deux Nègres le jettèrent comme .moi.
Il n’y eut pas jusqu’aux chiens qui, après l’avoir
flairé, s’en éloignèrent; mon Hottentot seul en
mangea, et le trouva passable parce qu’il étoit très-
gras. Quand nous nous fûmes bien séchés, nous
abattîmes la tente, et descendant la 7'able du côté
du sud-ouest, je me rendis h travers les broussailles
et les ronces, vers Fausse-Tète du Lion ; tel
est le nom d’une montagne malheureusement célè-
bre par quelques naufrages, et à juste titre redou-
tée des marins. Pour entendre ceci , il faut se rap-
peler qu’il y a, comme je l’ai remarqué plus d’une
fois , une autre montagne qu’on appelle la Tète du
Lion., et qui est un des renseignemens des pilotes,
quand d’Europe ils arrivent au Cap. La Faussc-
Tcte a pris son nom de la ressemblance de forme
qu’elle a avec la Tête véritable, quoiqu’elle soir
moins haute ; et cette conformité est d’autant plus
dangereuse, que près de cette montagne, il en est
une autre qui , terminée en plateau comme la Table,
représente , vue au large , la coupe ouest de cette
dernière. Si, dans les teins brumeux, le pilote ,
trompé par ce rapport, porte à terre comptant
entrer dans la baie du Cap , il est perdu , et son
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^ DV CAP DE B ONW> ESPERANCE PRISE E>r RADE
^nfay/u (Ùt la, Tal/e.Q . Tele cA/ Z/aa.D. cà^Ztûn. E JhàiA: dtv Pmcbùr
VUE DU CAP PRISE DE USEE ROBIN
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ENAFRIQUE. 83
vaisseau échoue sans ressource sur les bas-fonds
dç la côte. Cependant il y a pour lui une recon-
lioissancc sûre et infaillible que je crois devoir in-
diquer : c’est que la Tête du Lion est totalement
isolée du côté du nord, n’ayant que la crouppe du
Lion de ce côté, qui peut s’y montrer et qui esc
plus basse; candis que la Fausse-Tête paroît tenir,
sans interruption et sans intervalle, à une chaîne
de montagnes , qui, au nord, vient joindre la Ta-
ble, et qui au sud s’étend jusqu’à la pointe d’A-
frique et va former ce promontoire. A la vérité ,
dans les tems de forte brume , le renseignement
que j’indique ici devient inutile, parce qu’alors le
corps des montagnes étant enveloppé de brouil-
lards, il n’y a que leur cime qui, étant élevée au-
dessus de la vapeur , soit visible ; mais dans ce cas ,
il esc un autre moyen certai’rf de reconnoissance.
La Tête du Lion n’ayant à sa partie septentrionale
aucune autre montagne aussi haute qu’elle, son
sommer doit se montrer seul de ce côté; la Fausse-
Tête , au contraire , ayant à son septentrion d’an-
tres sommets aussi élevés , ceux-ci doivent se dis-
tinguer en même-'tems que le sien; par conséquent,
si le pilote, incertain sur celle des deux Têtes qu’il
apperçoic, voit au nord de cette Tête, et sur la
même ligne, d’autres cimes de montagnes, il ne
peut se méprendre : c’est la Fausse-Tête qui se
montre à lui; s’il n’apperçoit rien à la partie sep-
tentrionale de la pointe, si des montagnes qu’il
distingue elle est la dernière au nord , c’est la Tête
véritable. Car la crouppe du Lion, qui en fait
partie , est très-peu élevée ; et quand on la voit ,
on ne peut s’y méprendre. On sent bien que ceci
n’a lieu que pour les vaisseaux qui, arrivant d’Eu-
rope ou des Indes , se trouvent plus au sud que
VOYxVGE
rentrée de la baie ; ceux qui sont plus au nord
ont une toute autre vue , et dans ce cas, il leur
est impossible de voir la Fausse- Tete ; car on doit
alors appcrcevoir les montagnes du Cap , telles a-
peu-près qu’elles sont représentées ici, puisque
i’en ai pris la vue étant sur File Roben. Quant a
l’autre vue, je l’avois également pr^se en arrivant
au Cap; mais le dessin s’étant déchiré Çn dpux,
i’en ai perdu une partie. J’ai cependant fait joindre
îci celle qui m’est restée, et qui ne s’étend que
jusqu’à la Faussc-Tablc.
Je n’insisterai point sur l’importance dont peu-
vent être de pareilles observations ; les publier ,
est, selon moi, servir l’humanité , et mon voyage,
après tant de dépenses et de fatigues , n’ eût-il pro-
duit d’autre bien qu/^, celui d’éviter à la navigation
un seul naufrage , je m’applaudirai toute ma vie
d’avoir voyagé.
De la Table à la Fausse-Téte , je vis par-tout sur
le terrain que je parcourois, une grande quantité
d’oiseaux du genre des merles, des grives et des
sucriers. Delà dernière montagne, j’apperçus beau-
coup de guêpiers de l’espèce de ceux qu’on trouve
dans les provinces méridionales de la France et en
l’Italie. Au Cap, comme en Europe, ces volatiles
charmans sont des oiseaux de passage. Ils voloient
par milliers au-devant de moi dans la vallée, et ve-
noient en troupe se jetter sur les buissons étalés
arbustes dont elle est couverte. Quoique dans d’au-
tres circonstances leur beauté eût été pour moi
un motif de les rechercher, dans celle-ci, ils ne
m’étoient agréables que par leur saveur exquise;
et, au reste, avec les facilités que m offroit leur
multitude immense , il me sufüsoit de quelques
coups de fusil tirés dans un buisson , pour fournir
1
r
ENAFRIQÜE. 85
abondamment pendant tout un jour aux provisions
de ma cuisine et à celle de mes gens.
Leur affluence dans ce lieu m’étonnoit d’autant
plus , que je remarquai beaucoup d’oiseaux de
proie du genre des cperviers qui leur livroient une
guerre cruelle. La vallée étoit peuplée aussi d’une
quantité énorme de serpens verdâtres, long de qua-
tre à cinq pieds ; c’étoit l’humidité du terrain qui
avoit attiré là, et multiplié à ce point ces reptiles.
Leur multitude et leur grandeur m’inquiétoient
beaucoup , et j’étois d’autant plus fondé à les croire
vénimeux, que mes chiens, qui ordinairement me
précédoient toujours dans les broussailles , alors se
rangeoient tous trois derrière moi , et sembloicnt
ne s’avancer qu’avec crainte. Pour m’assurer de ce
que j’avois à redouter de ces ennemis , j’en tuai
un , et à l’inspection de sa bouche je vis avec joie,
qu’ils n’étoient point dangereux. Pour cette fois
mes chiens s’étoient trompés , leur instinct se trou-
’voit en défaut ; et j’attribuai cette erreur à l’alté-
ration insensible que subit nécessairement par l’é-
diicaiion , cette espèce de nos animaux domesti-
ques ; très-certainement des chiens sauvages ne s’y
seroient pas mépris.
Un autre sujet d’inquiétude m’alarraoit encore,
et celui-ci me paroissoit fondé ; c’étoit de manquer
d’eau sur la cime de ces montagnes que je me pro-
posois de parcourir , pour me rendre au promon-
toire d’Afrique. Je craignois d’être obligé de re-
noncer à mon projet , pour ne pas m’éloigner des
sources et des ruisseaux, ou de descendre sans cesse
des hauteurs pour nous désaltérer dans les vallées ;
ce qui eût entraîné à-la-fois , et beaucoup de fati-
gues , et beaucoup d’ennuis. Déjà , nous n’avions
que trop à souffrir des montées ^et descentes con-
86 VOYAGE
tinuelles qu’cxigeoit notre passage d’une montagne
h une autre, sans me voir forcé encore à répéter
plusieurs fois le jour cet exercice pénible sous un
soleil brûlant; heureusement il ne fut point néces-
saire, Pendant les cinq jours que dura mon voyage,
je trouvai dans les fontes et les creux des roches
que je parcourois, une excellente eau de pluie; et
ces petites citernes naturelles se trouvoient toujours,
et assez multipliées , et assez abondantes pour four-
nir h tous nos besoins.
Du pied de la Table à la pointe d’Afrique , on
ne compte ordinairement que huit lieues par la
route ordinaire; moi, par les détours, j’en avois
bien fait vingt-cinq a trente; mais je n’éprouvai
aucun encombre, et j’arrivai enfin, à ce promon-
toire redoutable, le plus célèbre et le plus orageux
de tous ceux de l’ancien monde. Les dangers de
la mer presque toujours en fureur, l’avoit fait ap-
pellcr par les premiers navigateurs Portugais, Cap
des lounnentcs ; nom funeste auquel ils substituè-
rent bien-tôt le nom plus consolant de Cap de
Bonne-Espérance , quand, en ouvrant à leurs yeux
l’océan Indien , il offrit à leur cupidité barbare la
possession et les trésors de la plus riche contrée
du globe.
Placé dans le lieu de l’univers le plus favora
ble, peut-être, aux grands spectacles de la nature,
j’avois à ma droite l’Atlantide , à ma gauche la mer
des Indes, et devant moi celle du Sud, qui, ve-
nant avec fracas se briser à mes pieds, scmbloicnt
vouloir attaquer la chaîne des montagnes, et en-
gloutir l’Afrique entière. Pour rendre plus magni-
fique l’effet sublime de ce tableau, je n’avois qu’un
vœu à faire , celui d’être témoin d’une de ces tour-
picptçs qui firejit donner au promontoire sa prcr
ENAFRIQUE. 87
mière dénomination. Pendant quelques heures j’en
eus l’espérance h l’aspect des traînées de brouil-
lards que le vent enlevoit de la surface des eaux;
mais bien-tôt mon attente fût trompée , et l’air de-
vint si pur et si calme , qu’à l’extrémité orientale
de la Baie-Falso, je distinguai très - nettement ce
fameux Cap des Aiguilles , qui , lorsque des pilotes
ont le malheur de se tromper dans le calcul de
leur longitude, les expose h un naufrage certain,
et où vinrent échouer, entre autres, les ambassa-
deurs envoyés par le roi de Siam , au roi de Por-
tugal.
Cependant, malgré le calme qui régnoit dans l’air,
la mer ne laissoit pas d’avoir quelque agitation. Son
affluence opposée à plusieurs courans contraires , la
rendoit clapoteuse. Ses lames n’avoient point cette
régularité majestueuse, qui, dans des climats plus
heureux , les poussent en ordre au rivage , et les
y amènent tour à tour pour y mourir : image trop
fidèle de la vie et du néant qui la suit. Ici , les va-
gues rompues, l’une par l’autre, viennent tumul-
tueusement se briser sur ces bas-fonds et ces rochers
si fréquemment battues des orages.
Les flots , en arrivant au rivage , y rciettoient
beaucoup de coquillages, encre autres des nautiles
papyracés. Curieux de me proeurer quelques-uns
de ces univalvcs si fragiles , je descendis sur la
grève; mais bien-tôt je m’apperçus qu’il n'y en
avoit aucuns d’entiers, et que tous étoient cassés,
ou frustes, ou noircis par la putréfaction de l’ani-
mal mort; cependant j’en appcrcevois devivaiis qui,
haussés du fond de la mer par les vagues , se moh-
troient à nous de tems à autre. IMes gens se mi-
rent à l’eau pour aller au-devant de ceux-ci , et en
saisir quelques-uns; mais au moment que leurs mams
4
88 VOYAGE
g’apprêtoient à les prendre, le coquillage couloit
bas; et jamais, quelque adresse qu’ils pussent em-
\ ployer, il ne leur fût possible d’en avoir un seul :
l’instinct de l’animal se montra encore plus subtil
qu’eux ; il fallut donc y renoncer. Amusé autant
que contrarié de ce manège, je rappellai mes pê-
cheurs, qui revinrent tout honteux d’avoir été moins
adroits qu’un poisson à coquille. Plus heureux qu’eux,
j’eus le bonheur de tuer plusieurs oiseaux de ri-
vage , du genre des mouettes et des hirondelles de
pier; l’un de ces derniers, caractérisé par un grand
bec d’un rouge de corail, formera dans mes des-
criptions une espèce nouvelle entièrement incon-
nue des ornithologistes.
Outre ces oiseaux , nous voyons voler au-dessus de
la mer, aussi loin que notre vue pouvoir s’étendre,
une quantité prodigieuse de fous blancs, (i) qui,
du haut des airs, les ailes ployées, le cou tendu,
se laissoient tomber lourdement, comme autant de
masses de plomb , sur les poissons qu’ils appcrce-
voient dans l’eau ; tandis que les albatros et les
fregattes , plus agiles dans leurs mouvemens , sai-
sissoient leur proie en rasant la surface de l’onde
d’un vol rapide et léger. Le pélican , au corps mas-
sif et aux pieds largement palmés , pendant ce tems
nageoit majestueusement en remplissant son large
gosier du petit frétin qu’il pêchoit gravement. Lors-
que mes coups de fusil curent dispersé au loin tout
ce peuple ailé, je me retirai.
D’après le goût que j’ai pour tous les objets
(i) La même espèce a été décrite par Buffbu, sous le nom de
fpn de Bassap. Voyçiles planches enlutitinées , pl. a?S.
EN AFRIQUE. 89
nouveaux, je n’avois garde de retoumer à la ville
par le chemin que je vcnois de prendre; je savois
que dans les environs de Falso, près du Simons-
baie, étoit une caserne dans laquelle habite, en
tout tems, un détachement des troupes de la gar-
nison ; pendant une grande partie de l’année ce poste
lointain est une sorte d’exil pour les hommes qu’on
y envoie; aussi a-t-on soin de les relever tous les
mois.
En ce moment , le commandant de ce désert
fort triste étoit un officier que j’avois eu souvent
occasion de voir chez Boers; je voulus l’aller vi-
siter , et mettre à profit cette occasion d’examiner
à loisir le fond de la baie. Non seulement, il me
reçut avec affection ; mais , sous prétexte qu’il me
falloit du teras pour remettre en ordre la petite
collection d’insectes et d’oiseaux qui étoit le fruit
de mon voyage , il exigea que je passasse auprès
de lui quelques jours. Je cédai h son invitation ,
plein du désir de visiter le Cap-Falso et lu rive op-
posée à la baie. Une chaloupe de pêcheur, que je
trouvai m’y conduisit le lendemain de bon matin.
En parcourant toute cette partie , j’y vis avec éton-
nement ces dunes immenses de sable et de coquil-
lages, qui, formées visiblement par la mer, lui
servirent de rivage par la suite , et en sont aujour-
d’hui fort éloignées. Ces monumens irrécusables
de son séjour , m’ont convaincu que cette mer pé-
nétroit autrefois dans cette portion devenue terre
aujourd’hui, et qu’elle s’y élevoit à une grande
hauteur; qu’elle s’en est retirée fort loin; et que
par conséquent, elle perd chaque jour, quoique
chaque jour elle semble devoir gagner par la fré-
quence des orages et la violence des vents qui ,
presque sans i.iterruption , la poussent contre ces
pO VOYAGE
côtes. A mon retour , je passai encore deux jours
chez l’officier de garde à Falso. Il ne me falloir
que quatre heures, tout au plus, pour retourner
au Cap par le chemin ordinaire ; mais je me con-
tentai de renvoyer les deux Nègres qu’on m’avoit
prêtés, chargés des différens objets que j’avois
amassés , et voulus n’y revenir qu’en côtoyant les
bords de la mer; et suivant les sinuosités des poin-
tes et des anses, h commencer par la pointe aux
nautiles , et revenant par la côte ouest.
Ce voyage , malgré sa courte durée , fût accom-
pagné de fatigues que je n’avois pas prévus. A cha-
que pas j’etois arrêté par quelque obstacle. Tantôt
c’étoit une roche saillante qui, tout-à-coup, se
présentoit à moi : et alors il me falloir l’escalader
avec mon Hottentot , aidé par lui , l’aidant à mon
tour , et risquant sans cesse tous deux de rouler et
de nous précipiter dans l’abîme. Tantôt c’étoit un
escarpement rapide qui s’opposoit à notre descen-
te ; et dans ce cas , nous n’avions d’autres ressour-
ces que de nous abandonner à la pente , en glissant
sur le dos, au risque d’être meurtris et déchirés
par notre chute. Quelquefois , après bien des sueurs
et des peines, je me trouvai en face d’une crique
ou d’une anse qui , s’enfonçant entre deux hautes
roches , me fermoit tout-à-coup le passage et m’o-
bligeoit à de longs et fatigans détours, dont le moin-
dre inconvénient étoit une perte de tems bien con-
trariante.
Cependant mon voyage s’acheva enfin heureuse-
ment. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en donner les
résultats. L’excursion que je fis postérieurement
jusque sous le tropique m’a mis à portée de con-
noître d’autres faits du même genre ; et de me con-
vaincre irrésistiblement, que ce n’est point seule-
ENAFRIQUE. pT
ment la pointe méridionale d’Afrique qui a été
couverte en partie par la mer , mais ses montagnes
intéricui'es , très-avant dans les terres. Au reste, je
publierai un jour mes remarques et mes réflexions
h ce sujet. Pour le moment, je me contenterai
d’observer que les idées dont je donne ici l’ap-
perçu deviennent si évidentes, quand on a visité
les côtes de la colonie, qu’elles ont frappé jusqu’aux
Hottentots mômes ; et il est vraisemblable que la
Table, ainsi que les deux montagnes voisines et
toutes celles qui forment la chaîne jusqu’au pro-
montoire, furent autrefois une île séparée du con-
tinent par un bras de mer , lequel communiquoit
de la baie de la Table à la Baic-Falso , et les unis-
soit ensemble. Il est difficile de se refuser à regar-
der cette conjecture comme une vérité, quand on
parcourt la plaine basse qui, aujourd’hui fait le
chemin de l’une à l’autre baie, et qu’on voitqu’elle
n’est qu’un mélange de sable et de coquillages à-
demi décomposés.
A ce fait évident , j'en ajouterai un autre , c’est
que cette partie d’Afrique , que je prétends, et avec
juste raison, avoir été une île, en a formé trois
très-distinctes. J’en ai eu la preuve eu traversant la
chaîne des montagnes granitiques dont j’ai parlé ci-
dessus. Lh, j’ai vu deux longs défilés dirigés de
l’est à l’ouest , et qui très-probablement furent jadis
des détroits. Celle qui aboutit dans le fond de la
Baie-Falso , est encore couverte de dunes; l’autre,
aboutit à la Baie-aitx-Bois. Pour les indiquer h
mes lecteurs , j’ai eu soin de les ponctuer tous deux
sur ma carte. Au reste, leur nivellement n’étant
pas le môme, on ne peut douter qu’ils n’aient été
formés en différens teins. Quelqu’ancienne que soit
cette époque , il en est pourtant une plus reculée
Ç2 VOYAGE
encore, à laquelle la Table elle-même, quoiqu’ex-
cessivement élevée au-dessus du niveau de l’océan,
paroît néanmoins avoir été couverte en partie d’eau
de la mer.
Quant à Thistoire naturelle de toute la partie que
je venois de parcourir , j’avouerai franchement que
je m’en étois fait une plus grande idée ; car en oi-
seaux, je n’y ai vu que des especes qui se trouvent
en abondance dans tout le district de Constance ,
Ronde-I^osch et Nieuw-Land; et elles sont même
là plus faciles à trouver que sur ces hautes mon-
tagnes très-pénibles à escalader ; une seule me pa-
rut habiter de préférence les roches escarpées ; c’est
un pic particulier, qui est de la grosseur de nos
pics- vert, et dont le ventre est rougeâtre. La na-
ture qui ne se borne point aux règles générales, et
prend plaisir h soigner les moindres détails, se
jouant des systèmes de nos méthodistes , a donné
à celui-ci des mœurs entièrement différentes de
celles que nous connoissons à tous les oiseaux de
ce genre; car il ne grimpe jamais le long des ar-
bres, mais se perche, comme les autres volatiles,
sur les branches latérales , et cherche sa nourriture
dans la terre où il enfonce son bec et sa longue
langue armée d’un dard , pour en arracher sa proie ,
ainsi que les autres pics le pratiquent sur les troncs
vermoulus. Les seuls quadrupèdes qui habitent ces
hauteurs, sont, outre les bavians, 1er Kaînsi des
hottentots, ou Klip-Springer des colons Hollan-
doîs ; c’est une ga/tclle qui ne se trouve que sur les
rochers les plus inaccessibles, et dont je parlerai
ailleurs. On trouve dans les bas-fonds et les vallées ,
notamment sur les bords du petit ruisseau qui se
jette dans la Baie-aux-Bois , quelques Giys-BocA
et des Buyhers, deux espèces dont il a déjà été
fait mention.
(
/
EN AFRIQUE. 93-
J’cntendois tous les soirs hurler les hicnnes,
mais je n’en ai jamais rencontré en plein jour; une
seule fois j’entrevis une panthère dans les dunes
des environs de Falso ; j y vis aussi quelques per-
drix de la grande espèce , nommée au Cap , très-
improprement, faisan. Les arbustes et les plantes
sont en grand nombre sur ces montagnes ; mais les
botanistes Tumberg, Paterson et Sparmann en ont
suffisamment parlé.
En quittant le logement que j’^avois au Cap chez
Boers, j’en avois accepté un de Gordon, quoi-
qu’avec mes projets je dusse l’occuper fort peu de
tems. A peine y fus-je instalé que je commençai à
travailler aux préparatifs de mon départ; et donnai
même quelques ordres pour mes voitures et mes
bestiaux. Mais le colonel , qui connoissoit les pays
par lesquels j’allois commencer mon voyage, et
qui lui-même 'les avoit parcourus en partie avant
moi, m’arrêta, en m’assurant que je ne trouverois
que des déserts arides , ou infailliblement je mour-
rois de soif avec toute ma caravane .* si je m’expo-
sois à partir avant la saison des pluies.
Cette raison me détermina. Comment ne pas
croire aux conseils d’un homme sage et éclairé,
qui ne parle que d’après son expérience ! Ma con-
fiance en lui étoit telle , que je ne^ songeai pas
même à lui faire une objection; à la vérité, il avoit
voyagé au nord du Cap, comme je me préparois
à lé faire ; mais n’ayant pas à suivre la même route
que lui, le conseil ne me cpnvenoit nullement; et
je ne l’ai que trop éprouvé. J’invite donc les per-
sonnes qui entreprendroient la même excursion que
moi, à ne pas suivre mon exemple, et à partir
du Cap dans les fortes chaleurs, ou au moins h di-
riger tellement leur départ que pendant l’été du
^4 VOYAGE
pays, c’est-à-dire, depuis novembre jusqu’en fé-
vrier, elles se trouvent à une latitude plus élevée
que celle des frontières de la colonie. Je détaillerai
ailleurs les raisons que j’ai pour parler ainsi ; et l’on
verra tout ce que m’a coûté de malheurs un voyage
entrepris à contreteras.
Nous étions alors en janvier ; et, d’après le con-
seil , je ne devois partir qu’en mai. Il est vrai que
ce retard m’engageoit à mettre dans mes prépara-
tifs plus de tranquillité, plus de soins, et même
plus d’économie : d’un autre côté , il me procu-
Toit la facilité de compléter, autant qu’il étoit en
moi, une collection des animaux de la colonie.
Mon désastre dans la baie de Saldanha avoit beau-
coup nui à cette entreprise; et, puisque je me
trouvois à portée de l’achever , je ne devois point
en laisser échapper l’occasion.
Ceux des Hottentots que j’avois gardé à mon
service depuis mon premier voyage , étoient dans
le Grocne-Kloof, occupés à la garde et au soin
de mes bœufs. J’allai visiter le troupeau et les gar-
diens; et fus satisfait des uns et des autres. Seu-
lement ayant remarqué que parmi mes bêtes il s’en
trouvoit trois ou quatre qui avoient été trop fati-
guées de leur première route pour pouvoir soute-
nir les travaux d’une seconde , je les réformai. Gor-
don me prêta quatre bœufs très-bons qu’il avoit ra-
menés de sa dernière course, et j’en fis, outre
cela, l’emplette d’un attelage nouveau qui me coûta
cent vingt-cinq rixdalers. Quant à mes gens, non-
seulement tous me montrèrent le plus grand em-
pressement à m’accompagner ; mais ils avoient ins-
piré la même ardeur à quelques-uns de leurs ca-
‘ inarades , dont ils me garantissoient le courage et
la fidélité, qui me faisoient prier par eux d’accep-
ENAFRIQUE. 95
ter leurs services. Pouvois-jc prévoir que des pro-
testations si séduisantes sedémendroicntpar la suite?
Au Cap , j’éprouvai , de toutes parts , des bon-
tés ; les amis de Boers , devenus plus particuliè-
rement les miens, depuis son départ, s’empressè-
rent h l’envie de m’offrir chacun quelque cadeau,
soit pour mon approvisionnement , soit pour le
complcttement de mon équipage. L’épouse de Gor-
don se réserva le privilège exclutif du sucre et des
provisions de bouche qui m’étoicnt nécessaires;
tandis que son mari, militaire jusque dans ses ca-
deaux , me pria d’accepter une canonnière neuve ,
et les services de l’armurier de son régiment pour
remonter et remettre en état tous mes fusils. Van
Gcnep , le capitaine du port , qui avoir succédé
à Staaring , comrhanda pour moi dans ses attcliers
une très-belle tente avec laquelle il remplaça la
mienne , qui , depuis les pluies continuelles que
j’avois éprouvées dans les pays d’Auteniquoi , étoit
hors d’état de me servir. Le commandant d’artil-
lerie Gilkin, et les officiers de la garnison m’en-
voyèrent une quantité considérable de poudre. En-
fin , tout le monde voulut donner ; et au zèle que
chacun y mit, on eût dit que mon voyage étoit
une entreprise publique à laquelle chaque habitant
vouloit contribuer pour quelque chose , selon ses
facultés.
|emc crus honoré des moindres cadeaux, et me
fis'un devoir de les accepter tous. Mais parmi ceux
de ce genre , je ne dois pas oublier d’en citer un ,
que Gordon ajouta, en plaisantant, aux siens : c’é-
toit trois bonnets de grenadier , dont les plaques
en cuivre doré , mais moins hautes que celles des
grenadiers françois , représentoient le lion comonné
qui forme l’écusson de la Hollande. Gordon savoir
gS VOYAGE
que ces objets flatteroicnt infiniment quelque chef
de sauvages, et m’ateireroient la bienveillance des
hordes si je parois leurs chefs avec un de ces bon-
nets.
J’en ai fait usage, comme on le verra dans la
suite , en divers lieux de l’Afrique intérieure , et
j’ai eu lieu de regretter plus d’une fois des objets
de curiosité tout aussi rares pour des sauvages, et
qui m’auroient facilité des communications dont on
tenteroit envain de s’ouvrir la voie par d’autres
moyens que ceux que je propose. En général, et
je ne dois pas me lasser de le répéter, ce n’est,
pour ainsi dire, qu’avec des amusettes qu’on se con-
cilie l’amitié des hommes de la nature ; je ne sais
quel sentinjent de mépris et d’indignation s’empare
de moi toutes les fois qu’il m’arrive de rencon-
trer dans des relations de voyage chez les sauva-
ges, des histoires de massacre et de guerres, dont
bien souvent on ne rougit pas de s’avouer les fau-
teurs, et qu’on présente aux Européens comme
des prouesses dignes d’un grand renom, et qui mé-
ritent de trouver des imitateurs. Pour moi, je l’ai
déjà dit, ma logique, à cet égard, est bien dif-
férente : on s’en convaincra de plus en plus, lors-
qu’on aura le complément de mes voyages; il me
seroit aisé aujourd’hui, mieux éclairé moi-même,
d’éviter jusqu’à la* pensée d’une aventure qui dut
coûter la vie à des hommes. C’est au nom de l’hu-
manité que je m’élève en ce momen; contre l’im-
prudente jactance de ces voyageurs qui se promet-
tent d’aller h quatre mille lieues du sol qui les a
vu naître , soumettre à coups de sabre leurs sem-
blables, et leur fliire adopter jusqu’à leurs capri-
ces les plus ridicules. L’homme naturel n’est ni
bon ni méchant; la société Iseule peut le rendre
pervers.
E N A F R I Q U E. 97
pervers. Il ne faut pas pcii d’adresse et de sincé-
rité pour savoir se dépouiller tout d’un coup de
ses préjugés, et pour s’élever au niveau de ceux
dont on a besoin de conquérir et la confiance et
l’amour.
Je n’avois pas attendu le moment de mon dé-
part , pour me pourvoir des marchandises d’échange
qui , dans ma route, pouvoient me devenir ou avan-
tageuses ou nécessaires. Chaque fois qu’un vaisseau
avoir apporté au Cap quelques quincailleries, je
in’en étois procuré un assortiment, et mes précau-
tions avoient même été prises d’assez loin, pour
n’avoir à ce sujet aucune inquiétude. Mes provisions
de plomb, de tabac, de veroteries, de clous ^ et
sur-tout de couteaux et de boîtes à amadoux, étoient
faites; et comme mon voyage devoir durer plus que
le premier, je les avois plus que doublées; me re-
servant de les augmenter encore, si mes chariots,
au moment du départ, me laissoient de la place.
Ma batterie de cuisine m’ayant déjà suffi , je ne
crus pas devoir y ajouter. Seulement je changeai une
partie de ma porcelaine contre quelques pièces pa-
reilles en étain d’Angleterre. Il me souvenoit encore
de l’accident qu’avoir essuyé la mienne quand la
charrette qui la portoit culbuta dans une rivière.
Ces sortes de commodités sont peu de chose en
elles-mêmes; mais quand l’habitude les a rendues
nécessaires, on ne se voit pas sans humeur dans l’im-
possibilité d’y suppléer.
Je ne doi^ pas oublier de parler ici d’objets non
moins essentiels , et dont je fis une ample provi-
sion ; ce sont des aiguilles , des épingles et des étuis ,
ainsi que quelques aunes de ruban et plusieurs dou-
zaines de mouchoirs des Indes, et notamment ceux
d’une couleur rouge ou bleue ; tous ces articles que
Tome I. G
98 V O Y x\ G E
les femmes ou filles des colons demandent sans cesse
aux voyageurs , sont nécessaires pour gagner leur
affection, et quelque chose de plus meme quand
l’occasion s’en présente. J’emportois aussi, fort mal-
à-propos , une caisse remplie de serrures et de ca-
denats , croyant avec ces objets rendre service à
cubiques hahitans de l’intérieur; mais ce qui m’eut
fait grand plaisir dans mon premier voyage, me de-
vint inutile dans celui-ci, puisque je n’ai trouvé
l’occasion tle placer qu’une seule serrure chez un
colon de Nameroo; et encore, je crois qu’il ne
l’accep-a que pour ne pas me désobliger; car j’a-
vouerai bonnement qu'en la lui donnant, j’ignorois
moi-meme où il la poseroit , puisqu’il n’y '^avoit à
sa maison que deux ouvertures, dont l’une, qui
servoit de porte, étoit bouchée, la nuit seulement,
avec une peau de bœuf, et l’autre , tenant lieu de
fenêtre, se fermoit avec le fend d’un vieux ton-
neau. Sachant combien le tabac en poudre étoit
recherché des femmes, jem’cn munis aussi de plu-
sieurs livres. Quelque minutieux que pourront pa-
roitre cos détails, Futilité dont ils pourront être
pour d’autres voyageurs qui entreprendroient les
mêmes courses, m’ont fait une loi de ne pas les
passer sous silence.
J’avois appelé Swanepocl à la ville pour prési-
der à mes emballages, et le consulter sur mes ap-
provisionnemens. Son intelligence en ce genre, pou-
voit m’être très-utile; et, en effet, il me rappela
certaines circonstances où, faute d’outils nécessaires
nous nous étions trouvés dans le plus grand em-
barras. Pour n’avoir plus à craindre de pareils incon-
véniens, je lui donnai l’inspection générale de tous
mes préparatifs, et le chargeai de faire un bon as-
sortiment de tout ce qui pouvoit m’être utile, pour
/
E N A F R I Q U E. 99
que rien ne nous manquât en route. Après avoir
rempli les fonctions de son intendance , il sc rendit
sans retard à la horde de Klaas, pôur le prévenir
du jour de mon départ, et lui donner rendez-vous
dans le Swart-Land chez mon ami Slabcr ^ où je
coraptois rassembler toute ma caravane, et où de-
puis long-tems déjà une de nos voitures m’avoit
dévancé.
Des Hottentots qui m’avoient suivi dans mon
premier voyage, il n’y en avoir que huit dont j’eusse
été constamment satisfait ; il n’y eut aussi que ces
huit que je voulus conserver, qt que je fis avertir.
En vain d’autres vinrent, avec instance, me sup-
plier d’accepter leurs services, je les refusai tous.
Pour les remplacer, Swanepoel à son retour me
proposa quelques braves de sa connoissance , dont
il me répondoit; dans ce nombre étoient deux bons
tireurs qu’il avoir cru pouvoir me devenir utiles ;
et qu’en effet j’acceptai sans hésiter.
Il ne tenoit qu’à moi de grossir ma troupe de
plusieurs personnes. Comme tout le monde savoic
au Cap que mon premier voyage avoir été heu-
reux, qu’il ne m’étoit arrivé d’autrps accidens que
ceux qui sont inévitables dans une pareille entre-
prise, beaucoup de Colons et d’Européens vinrent
me solliciter pour obtenir de moi d’être du second.
Je ne puis dire tout ce qui me jfut fait d’instances
à ce sujet ; mais , toujours fidèle à mes principes ,
déterminé plus que jamais à rester parfaitement li-
bre dans mes opérations, je ne me laissai ébranler
ni par les considérations personnelles , ni par les
prières ; et sous différens prétextes , adoucis par les
égards de l’honnêteté , je trouvai moyen de me dé-
barrasser de tous les solliciteurs.
De ce nombre étoit spécialement un certain Pi-
G a
lOO VOYAGE
nar, chasseur déterminé, grand coureur de bois,
et renommé sur-tout pour son adresse à la chasse
des éléphans. Cet homme, à qui ses hauts-faits en
ce genre , avoient acquis dans la colonie une cer-
taine célébrité, et dont on racontoit cent prouesses
toutes plus racrvcilleuses les unes que les autres,
m’avoit aussi proposé de m’accompagner ; et au ton
de confiance avec lequel il se présentoit , il me pa-
rut convaincu que je .devois me trouver heureux
d’avoir avec moi un héros de son mérite. J’osai le
remercier cependant; et l’on jugera si j’eus tort,
quand on saura qu’ayant eu le malheur de le ren-
contrer dans ma route , il manqua de faire perdre
la vie à mon vieux Swancpoel.
Je fus tenté néanmoins de faire une exception
en fliveur d’un jeune chirurgien qui paroissoit très-
empressé de me suivre. Le talent d’un homme de
cette profession pouvoir, dans le besoin, devenir
très-utile à ma caravane et à moi. D’ailleurs , obligé
à des relations avec les peuplades sauvages chez
lesquelles j’allois passer , je me mettois à portée
de leur administrer des secours qui ne pouvoient
qu’augmenter leur bienveillance et leur affection
pour moi; et je ne me rappellois pas sans douleur,
ce malheureux Gonaquois , que j’avois vu dans sa
hutte , abandonné à des douleurs horribles , sans
avoir pu, faute de connoissances en médecine, sou-
lager ses souffrances.
D’un autre côté, j’avois à craindre pour le cou-
rage de mon esculape , les fatignes et les dangers
du voyage. Que devenir s’il se rebutoit? Il m’eût
donc fallu alors retourner sur mes pas , et me rap-
procher de la colonie pour l’y déposer ; car cer-
tainement je lî’aurois point voulu l’abandonner seul
au milieu des déserts.
EN AFRIQUE. 10 1
Dans cette perplexité , il me vint une idée qui
paroît sans peine h cet inconvénient, et qui nous
conservoit à tous deux notre indépendance person-
nelle : c’étoit d’avoir une voiture et des gens à
lui, afin que si l’envie lui prcnoit de rétroptdcr,
il pOit le faire librement, sans suspendre ni gêner
en rien ma marche. Cet arrangement nous inettoit
tous deux fort à l’aise. Je le proposai, et j’y atta-
chai exclusivement mon consentement d’associa-
tion ; mais il ne fut point accepté , et je n’y songeai
plus.
D’autres motivoient leur improbation d’après le
caractère prétendu des peuplades africaines, peu-
plades qu’ils SC représentoient comme formées de
monstres féroces et d’antropophages,- chez lesquels
je devois bientôt et infailliblement trouver la mort.
Pour moi , qui crois connottre l’homme sauvage
beaucoup mieux que tous ces beaux diseurs , dont
les instructions superficielles ont été puisées dans
des livres mensongers ; je n’avois nullement craint
le danger qu’on m’annonç^sit. J’ai été à portée d é-
tudier la nature humaine ; par-tout elle m’a^ paru
bonne ; et par-tout aussi je l’ai vu hospitalière et
amie, quand on ne l’offcnsoit point; et j’affirme ici,
d’après ma conviction intime, que dans ces con-
trées prétendues barbares, où les blancs ne se sont
•• pas rendus odieux , parce qu’ils ne s’y sont jamais
présentés , il m’eût suffi d’offrir la main en signe de
paix, pour voir aussi-tôt les Africains la presser
affectueusement dans les leurs et m’accueillir com-
me leur frère. Si je voulois obtenir d’eux quelques
services, ou me procurer des échanges, n’avois-jc
pas dans mon eau-de-vie , ma quincaillerie et mon
tabac, des moyens de commerce très-avantageux.
Eh ! quel est le noir qui ne m’eût cédé avec trans-
102 . VOYAGE
port tout ce qu’il possédoit , pour des marchandises
dont l’acquisition lui eût donné et les objets les
plus nécessaires et les jouissances les plus délicieu-
ses qu’il connoissc, Je le répète, si j’ai été contrarié
dans mes projets , ce ne sont point les hommes ,
mais les saisons que j’en accuse ; et cette contra-
riété du ciel, j’ai commencé à en ressentir les ef-
fets, dès le moment de mon départ.
lûans tous les tems de l’année , les chemins du
Cap sont mauvais; et par leur état habituel, on
peut juger de ce qu’ils dévoient être dans un tems
de pluie déjà commencé. A peine étois-je à uii
demi-quart de lieue de la ville , quand un de mes
chariots lut entraîné dans un trou , et versa dans
la boue , sans qu il fut possible aux dix bœufs qui
formoient son attelage, ni à la résistance des Hot-
fcntots qui le conduisoient d’arrêter sa chute.
En un instant mon accident fut su au Cap ; et
bientôt je vis amver une foule d’habitans, attirés
les uns par la simple curiosité, les autres par le
désir de m’être utiles : j’avois clfectivemeÀt besoin
de secours pour remettre la voiture sur ses roues;
mais il n’étoit pas possible de la relever sans la dé-
çharger entièrement; et d’un autre côté les caisses
étoient si grandes et si lourdes qu’on ne pouvoir
les déplacer et les replacer qu’à force de bras. Il
fallut donc les vider en place. Chacun m’aida ; à
mesure qu’on tiroit mes effets, on les déposoit au-
tour du chariot, dans les endroits les moins boueux.
En peu de teins J tout l’espace qui nous entouroit
en lut couvert, et ce que j’emportois se trouva
étalé aux yeux de tout le monde. Enfin, cependant
je parvins à remettre jes choses en pjace, entrepris
ma route; mais non sans beaucoup de réflexions
affligeantes de la part des spectatcui’S qui , d’après
EN AFRIQUE. 103
l’accident par lequel je débutois, présageoient mal
de mon voyage.
Leurs pronostics ne se vérifièrent que trop ; et
bientôt j’eus lieu d’en craindre l’accomplissement,
par une contrariété nouvelle que j’éprouvai.
L’aventure de mon chariot avoit consumé ma
journée presque toute entière. Il étoit déjà trois
heures et demie, avant que je pusse me remettre
en route ; je me trouvois dans les jours les plus
courts de l’année, et j’avois à craindre, si mes voi-
tures marchoient de nuit, de nouveaux accidens
plus fâcheux encore que le premier.^ Pour pré-
venir ce malheur, je pris le parti de m’arrêter à la
chute du jour, et fis dételler dans le Groene~Va-
ley. (le lac verd) à deux cents pas d’une habi-
tation. „ . . J
Te vois dans toutes les cartes d Afrique , et clans
toutes les relations du Cap de Bonne-Espérance, le
mot hollandois mley , traduit par vallée ; c’est une
erreur de tous les traciuetcurs. Le mot vaky , signi-
fie au Cap, lac, ou mare, et non pas une vallée,
qui en hollandois est Kioof.
Ce manoir appartenoit au Gouverneur. Sowbaas ^
■ou économe , m’avoit vu arriver ; et pendant qu’on
détclloit mes bœufs, il s’étoit tenu tranquillement
sur le pas de sa porte. Mais ils n avoient pas ete
plutôt lâchés, qu’à l’instant il avoit donné ordre
aux Hottentots et aux Nègres qu’il commandoit,
d’aller les saisir, et de les amener à la ferme. Je
venois en ce moment de faire allumer un feu. Sur-
pris de la conduite des esclaves, je courus au baas
pour lui en demander l’explication ; il me répondit
qu’il existolt des ordres particuliers du gouverne-
ment, qui défendoient à tout colon de dételler dans
l’arrondissement du domaine de son maître , et qu en
G 4
104 VOYAGE
conséquence il confisquoit tous mes bœufs ; excel-
lente logique pour un fripon.
Je n’étois pas colon, et par conséquent le régle-
ment ne pouvoit en aucune façon me regarder.
Comme étranger, il nfétoit pardonnable de ne pas
le connoître ; mais à ce titre d’étranger et de voya-
geur, j’avois du gouverneur lui-même des lettres
particulières, par lesquelles il enjoignoit h tous les
habitans de la colonie , non-seulement de ne me
contrarier en rien dans mon voyage, et de me lais-
ser un passage libre par-tout où la curiosité me
porteroit; mais encore de me prêter, au nom de
l’administration , tous les secours dont je pourrois
avoir besoin. Je représentai tour cela au baas. Je
lui fis observer que quand mes bœufs avoient été
arrêtés, ils étoient dans les dunes, et par consé-
quent hors des limités privilégiées du domaine.
Enfin , je me plaignis h lui de la mauvaise foi ma-
nifeste qu’il montroit h mon égard ; puisqu’au lieu
de m’avertir quand il m’avoit vu dételler, il s’étpit
contenté de me regarder tranquillement, comme
s il se fut applaudi de me voir tomber en contra-
vention.
A toutes ces remontrances, il répliqua qu’il
avoit le droit de confisquer mes attcllages; et en
eifet , la capture eût été bonne pour lui. Lassé
de sa morale inique, je pris un autre ton; et avec
toute 1 énergie dont est capable un homme hon-
nête , quand^ on a échauffé sa colère , je fis com-
prendre h 1 économe qu’il étoir un fripon. Pour
toute réponse, il ordonna aux esclaves de rassem-
bler mes bœufs et de les conduire à une lieue de
là , sur une autre habitation du gouverneur. Alors
je ne pus contenir mon indignation ; et mettant en
joue avec mon fusil à deux coups, je criai tout
EN AFRIQUE. 105
haut que si un seul homme s’avisoit seulement de
porter la main sur un de mes animaux, je leur fai-
sois sauter la cervelle à tous les deux.
Cette menace contint tout le monde. Baas et es-
claves, également intimidés, restèrent en place sans
oser remuer. Je les laissai dans cette attitude , et
tandis qu’à peine ils osoient bouger , je me fis ap-
porter mon écritoire pour instruire le fiscal de ce
qui venoit de m’amver; puis faisant monter à che-
val Swanepoel, je lui ordonnai d’aller à la ville
porter ma lettre. A ce mot de fiscal, le baas trem-
bla; il craignit que si mes plaintes parvenoient à
,son maître, on ne le destituât de sa place. Il me
supplia instamment de suspendre le départ de Swa-
nepoel , ordonna aux siens de remettre sur-le-champ
mes attellages en liberté , et rejettant les torts de
sa conduire, sur la rigueur des ordres dont il étoit
chargé , il m’en fit les plus humbles excuses.
Peut-être, en effet, les ordres qu’alléguoit ce
misérable , étoient-ils réels ; car s’il est des valets
d’une grande bassesse, il est des maîtres d’une ava-
rice bien sordide. Cette considération m’empecha
de demander justice du baas; après tout, puisque
mes bœufs in’étoient rendus , que me falloit-il da-
vantage ?
Cependant, comme je ne pouvois trop compter
sur le motif qui avoit dicté les excuses de cet hom-
me , je crus devoir prendre une précaution par rap-
port à mes animaux. Les lâcher pour paître pen-
dant la nuit, c’ étoit courir le risque que le baas,
changeant de résolution , les fit enlever à mon insçu,
ou qu’il s’en prit à moi du dégât qu’effectivement
ils pouvoient commettre. Je les fis donc tous at-
_ tacher autour de mes chariots , et je plaçai près
' d’eux quelques sentinelles armées pour les défendre.
lo6 VOYAGE
Le lendeimin, au point du jour, je me remis
en marche pour gagner le Grocne-Kloof ( la Val-
lée verte ) , canton ainsi nommé pour l’excellence
et la beauté de ses pâturages. C’est un des postes
de la Compagnie; et ‘c’est là qu’elle fait .engrais-
ser des bœufs , tant pour la fourniture des bou-
cheries de la ville, que pour l’approvisionnement
des vaisseaux qui vont aux Indes ou qui en revien-
nent. Le jour suivant , je traversai le Bavians-Berg
et le Dassen-Berg, et j’entrai dans le Swart-Land.
Quoique les chemins fussent toujours également
mauvais, cependant ils cessoient d’étre dangereux
pour mes voitures, parce que nous marchions sur
le sable. Sûr de n'avoir plus à craindre qu’elles
versassent et impatienté de la lenteur avec laquelle
elles avançoient, je piquai mon cheval, et pris les
devants pour arriver chez mon ami Slaber.
Il étoit incommodé en ce moment , et afFoibli
par une dissenterie violente; maladie qui, dans les
pays chauds, est toujours dangereuse, mais qui
l’est bien davantage encore pour les personnes âgées.
Je me jetrai dans ses bras, il me serra dans les
siens; et à la joie qui parut renaître sur son vL
sage , je vis que ma présence lui rendoit des for-
ces, et sembloît adoucir son mal. Cet effet subit
d’une apparence de guérison combla de joie sa fa-
mille , et ajouta à celle qu’elle parut ressentir de
me revoir. Au milieu de leurs amitiés et de leurs
caresses, Klaas vint me faire les siennes. C’étoit
chez Slaber que je lui avois donné rendez-vous ;
il étoit arrivé la veille, avec plusieurs Hottentots,
ses camarades; gens sûrs, qu’il avoir choisis pour
m’accompagner, et qu’il me présenta. De leur côté,
les filles de Slaber me remercièrent avec l’affection
la plus tendre, de la distraction que je venois ap-
EN AFRIQUE. lO/
porter aux maux de leur père ; mais pour en pro-
longer et en accomplir totalement l’eflct, elles me
prièrent de passer auprès de lui quelques tcms. En
vain je représentai tout l’embarras qu’alloit leur
causer cet attirail immense que je traînois avec
moi; elles redoublèrent d’instances, et me pressè-
rent avec tant d’amitié , qu’il fallut céder. Com-
ment résister à des filles charmantes, qui, me solli-
citant en faveur de leur père , me demandoient
pour lui, comme une grâce , ce que je devois re-
garder comme un bienfait pour moi.
Au Cap les mœurs européennes ont introduit
dans les sociétés les différens jeux usités en Eu-
rope j mais ces jeux sont inconnus dans les colo-
nies; malgré la vie inactive et le désœuvrement
habituel des habitans ; on n’y voit nulle part ni
cartes, ni dez; leur seul plaisir est la chasse, encore
s!y livrent-ils, en général, avec indolence, à moins
qu’ils n’aient pour spectateurs et pour compagnons
des étrangers plus emportés qu’eux.
Je fus donc régalé de la chasse; tous les tireurs
du voisinage furent appellés; nous battîmes pen-
dant plusieurs jours toutes les campagnes des en-
virons. De leur côté , les filles de Slaber n’ou-
blioient pas leur hôte , et jamais à la cour d’Alci-
noüs on ne fût l’objet de soins plus assidus et plus
touchans. Elles paîtrissoient et préparoieni pour
moi des gâteaux secs , des biscuits , de petites pâ-
tisseries, pour les ajouter à mes provisions : trop
délicieuses friandises que j’aurois dû réserver pour
des moraens de détresse et de famine, et qu’à la
manière des enfans, je m’empressai de dévorer et
de partager h tout mon monde.
Nos battues et nos chasses me préparoient à des
fatigues plus longues; je m’y croyois déjà livré;
108 VOYAGE
je n’avois pas négligé le soin d’organiser ma cara-
vane ; pour l’accoutumer de bonne heure à la dis-
cipline sévère que je voulois , s’il étoit possible ,
qu’elle observât cette fois dans mon voyage, je
Pavois fait camper dans une- plaine peu éloignée
de l’habitation et sous l’inspection du vieux Swa-
nepoel; je lui recommandai d’y faire faire le service
avec la plus grande exactitude , comme si nous
avions eu à redouter des voisins malfaisans. Je ne
laissois pas d’y porter moi-môme le regard du maî-
tre , et j’observois sur-tout avec attention les nou-
veaux venus que m’avoit procuré Swancpoel; je
craignois sans cesse d’avoir à m’en plaindre , et que
leur ardeur ne fut ralentie avant même d’en avoir
fait l’essai. Il n’est pas jusqu’à mes bœufs et mes
chevaux qu’il ne me parût instant de rendre à des
habitudes naturelles ; on les amena dans le camp :
mes chèvres aussi furent attachées tous les soirs,
avec le bouc , autour de mes voitures. Ce specta-
cle nouveau pour cette famille bicn-aimée des Sla-
ber, l’intéressoit vivement; et les jeunes filles me
proposoicnr souvent de voyager et de camper avec
moi ; l’une d’elles me persiffloit avec plus d’achar-
nement que les autres, et prétendoit qu’aucune
raison ne pouvoir me dispenser de ne pas emmener
une compagne ; je résistois tout haut à des ins-
tances dont mon cœur sentoit tout bas la perfidie;
et je mettois beaucoup de sérieux à repousser celle
qui bornoit certainement le terme de son voyage à
l’étendue de mon camp dans sa propre ferme. Au
' reste , je ne sens pas aujourd’hui sans une sorte de
déplaisir et de trouble que ce bonheur a manqué a
mes aventures , et qu’il n’y avoir rien de si aisé
que de partir, de souffrir, de revenir, de vivre en
un mot avec moi.
EN AFRIQUE. ÎOÇ
Quoique nous fussions en plein hiver , selon la
manière d’entendre des habitans, c’est-à-dire, dans
la saison des pluies , nous avions cependant joui
pour nos chasses du tems le plus favorable ; ces
pluies n’étant point si fréquentes dans l’intérieur
qu’elles le sont au Cap dans cette saison : la raison
en doit être attribuée à l’amas des nuages entraî-
nées du nord vers la montagne de la Table, et qui
ne manquent jamais de venir créver sur la ville et
dans les environs. Nous vivions au sein d’une tem-
pérature douce, et les journées étoient plus char-
mantes les unes que les autres. Ces vents terribles
du sud-est qui souvent désolent toute cette contrée
avoient fui notre atmosphère ; le ciel étoit pur et
serein; je m’abandonnois avec délice aux douceurs
de cette autre Capouc ; j’y devenois solitaire et rê-
veur. Je regrettois cependant de voir d’aussi belles
journées s’écouler uniquement h tuer un gibier mé-
prisable. je me disposois a paitir, loisquun inci-
dent vînt retarder encore de quelques instans cette
résolution. Je ne songeai plus au Middelbourg, ce
fatal vaisseau qui avoit entraîné ma fortune avec
lui : un fils de Slaber vînt me dire que des voisins
avoient eu la curiosité d’aller visiter ce qui restoit
■ de ses débris dans la baie de Saldanha; on avoir
reconnu distinctement sa carcasse encore entière à
vingt pieds sous l’eau; la curiosité et l’appas des
richesses qu’il devoir contenir avoient excité les
plongeurs à se précipiter dans le goufre où s’étoit
enfoncé le vaisseau. Leurs peines et leurs recher-
ches n’avoient point été infructueuses ; plusieurs
en avoient rapporté des pièces de porcelaine très-
précieuses ; et de tems en tems de nouveaux plon-
geurs , enhardis par ceux-là , hasardoient le péléri-
nage et tentoient de sonder les malheureux flancs
ITO VOYAGE
- du Middcibourg. Il m’étok permis, à moi qui avoîs
perdu sur son bord les seules richesses qui faisoienc
mon espoir, d en revendiquer aussi quelques par-
celles ; et n’eussai-je obtenu de mes efforts qu’un
morceau de cordage ou quelques tessons miséra-
bles, il me sembloit précieux d’emporter et de
conserver avec moi dans ces débris un souvenir de
mon malheur.^ J engageai donc quelques voisins à
me suivre, et j emmenai des nageurs. La principale
charge de ce navire consistoit en porcelaine de la
Chine et du Japon, D’autres colons, à l’exemple
des premiers, ccoient aUe en pêcher aussi ^ et ils
en avoient rapporte comme eux. Mais enfin cette
pechc devenant trop difficile, on y avoit renoncé.
IVÎoi , je voulus de nouveau la tenter. Le calme
qui regnoit dans l’air, fivorisoit mon entreprise;
d ailleurs, ayant avec moi quelques bons nageurs,
je désirois avoir quelque beau présent de porce-
laine à fiiirc à mes belles hôtesses, et même à quel-
ques-uns de ceux de leurs voisins qui, pendant mes
differens séjours chc2 elles, m’avoient témoitmé de
l’amitié.
Je partis donc avec une partie de mes gens et
de mes nageurs pour le Hoetjes-Baie , cette petite»
anse où s’étoient retirés nos vaisseaux quand l’es-
cadre angloise vînt les foudroyer ; le Middelbourg
étoit elfectivement, comme on me l’avoit dit, assez
près du rivage et à vingt pieds sous l’eau; on dis-
tmguoit parfaitement sa carcasse; et la mer étant
tout-à-lait tranquille, mes plongeurs pouvoient tra-
vailler sans beaucoup de peine.
D ailleurs, ils y mirent beaucoup d’ardeur; ils
ne passoient guère de teins sans retirer quelques
pièces, qu’ils venoient m’apporter aussi-tôt, et que
je déposai avec une grande joie sur le rivage. Mais
EN AFRIQUE. m
cette foîble capture ne les satisfaisoit pas. L’opé-
ration étoit, en effet, très-difficile, ainsi que l’a-
voient éprouvé les colons ; et avant d’arracher une
pièce, souvent ils se voj'oient obligés de venir plu-
sieurs fois respirer à la surface de l’eau.
A la vérité , il y avoit au fond du bâtiment plu-
sieurs caisses entières; mais elles étoient trop lour-
des pour qu’un seul d’entre eux pût les soulever.
Cependant ils eussent été satisfaits de m’en appor-
ter une : pour y réussir, ils imaginèrent de plonger
deux à la fois, en se tenant par la main; de travail-
ler ensemble sur une meme caisse, et de la soulever
d’un commun effort chacun de son côté. La ma-
nœuvre réussit. Ils en enlevèrent une et vinrent la
déposer sur le rivage.
Enchanté de mon trésor, et très - empressé de
connoître ce qu’il contenoit, je le fis ouvrir. J’y
trouvai, à ma grande satisfaction, de très-jolies as-
siettes , des plats de toutes grandeurs et bien as-
sortis. D’autres plongeurs m’apportèrent des tasses ,
des jattes magnifiques, aussi précieuses par leurs
formes agréables que par leur capacité. Mais leur
séjour sous l’eau les avoit altérées, et la partie
blanche se trouvoit comme jaspée d’une teinte ver-
dâtre. Un autre inconvénient, pire encore que ce-
lui-ci, c’est que la même cause leur avoit fait con-
tracter une odeur de marée , si nauséabonde et
si fetide, que ceux de mes gens qui avoient ou-
vert la caisse ou travaillé à la vider, furent, ainsi
que moi, attaqués de vomissement. Ce résultat m’ôta
l’envie d’avoir une caisse nouvelle. D’ailleurs, la
nuit approchoit. Ainsi , après avoir fait laver ma
porcelaine, chacun de mes gens prit son fardeau ,
et nous revinmes.
Je me flattois que cette odeur étrangère n’exis
112 VOYAGE
toit qu’à sa superficie. Aussi , à peine arrivé à la
ferme, mon premier soin fut-il de l’essayer, en
faisant pendant quelque tems tremper plusieurs piè-
ces dans de l’eau bouillante mêlée de cendres. Après
cette épreuve, j’essuyai la vaisselle ainsi lessivée;
et mis du thé dans une tasse, des alimens sur une
assiette , du lait dans une jatte. Mais ils y contrac-
tèrent tout à coup un goût détestable , une saveur
stercorale qui me fit croire que mon travail alloit
me devenir inutile. En vain nous tentâmes düTérens
autres moyens pour en tirer parti , en détruisant
son odeur et son goût; rien ne put réussir, et je
ii’y songeai plus.
Déjà, dans mon dépit, j’avois oublié le lait de
ma jatte, quand, deux heures après, m’étant avisé
d’y regarder, je fus fort surpris de le voir tourné;
il étoit h présumer que toutes auroient la meme
faculté. J’en éprouvai deux autres , et ma montre
en main, j’examinai combien il falloir de tems pour
qu’elles produisissent le même effet. En quatorze
minutes le lait fut caillé; mais ce qui étoit à re-
marquer, c’est qu’il n’avoit point de mauvais goût.
Ce fait fut pour moi un trait de lumière. Il m’an-
nonçoit que dans ma route, je pouvois prompte-
ment et à ma volonté , avoir des fromages frais ;
et la découverte m’étoit trop importante pour n’en
pas profiter. Pendant mon premier voyage, un heu-
reux hasard du même genre m’avoit donné du beur-
re, en changeant le _1^ en cette substance par les
seuls cahos de la voiture. Avec mes vaches- et mes
chèvres , j’allois dorénavant avoir sans peine du
beurre, du fromage, du petit-lait. Je pris donc
quatre jattes, que j’emportai avec moi, et qui me
servirent pendant toute ma route. Il est vrai qu’el-
les ne conservèrent pas toujours leur vertu dans
toute
EN AFPvIQUE. it 3
toute sa force;, au bout de quatre à cinq mois, '
elle parut s’affoiblir, et le lait alors se cailla plus
lentement. Il y eût meme, suivant les degrés de
température , des circonstances où l’elFet ne s’opéra
qu’en cinq ou six heures; mais il eût lieu cons-
tamment, et ne cessa entièrement qu’au bout de
six à sept mois; cependant les vases gardèrent tou-
jours leur mauvais goût de marée. '
Avant de quitter le Cap , j’avois préparé , pour
ma fitmille, piusicnrs lettres dans lesquelles je la
prévenois de mes projets , et lui rendois compte
de mon second voyage et des moyens que j’avois
imaginés pour le faire réussir. Il ne m’étoit pas
possible de lui donner des renscignemens sur la
route que j’allois tenir, parce que moi-même je
l’ignorois, et qu’elle dépendoit absolument des cir-
constances locales qui pouvoient ou me favoriser
on me contrarier. Je disois seulement qu’en géné-
ral mon plan étoit de traverser toute l’Afrique du
sud au nord , en suivant néanmoins les erreraens
que me dictoit la prudence; que je comptois reve-
nir en Europe par l’Egypte , ou par les côtes de
Barbarie , si la voie du Nil m’étoit fermée ; que
cette entreprise , d’après mes apperçus , pouvoic
exiger environ six ans, et que pendant ce teins,
devant être dans l'impossibilité de donner de mes
nouvelles , on ne devoit prendre aucune inquiétude
de n’en point recevoir.
♦ Ces lettres , je n’avois pas voulu les faire partir
avant d’être certain que rien ne s’opposeroit plus
à mon voyage. Mais quand je le vis assuré, je les
envoyai au Cap par Swanepoel , en priant le colo- ,
nel Gordon de les faire parvenir à leur destination
par le premier vaisseau neutre qui partiroit pour
l’Europe.
Tome 1,
H
1 14 VOYAGE
Swanepoel h son retour m’en apporta une de
Gordon , qui , par un nouveau térnoignage de zèle
et d’amitié me traçoit Titinéraire que je devois sui-
vre de point en point. Lui-meme avoit Fait cette
route avec Paterson,. voyageur anglois. Il connois-
soit les lieux où je pouvois trouver de l’eau , et avoit
la bonté de me les indiquer. Non content d’un
service d’une si grande importance, il cherchoit.
encore à m’en rendre un autre , en me procurant
la connoissance de deux personnages bien intéres-
sans pour un voyage tel que le mien : l’un étoit
un colon, nommé Schoenmaaker, qui vivoit à la
hottentocc parmi les Sauvages ; l’autre , un mulâtre
Hottentot, parlant très-bien la langue namaquoise,
et par conséquent fort en état de m’être utile , si
je pouvois l’engager à me suivre. Gordon leur écri-
voit à chacun une lettre dans laquelle il me re-
commandoit à leurs soins , et qu’il m’envoyoit sous
cachet volant, en me chargeant de la leur lire. Il
est vrai, que ce n’étoit pas une chose facile de
rencontrer dans leurs déserts ces deux créatures
errantes. Mais le colonel me donnoit sur eux des
renseignemens si précis, il m’indiquoit si clairement
les moyens de les suivre, pour ainsi dire, à la
piste, qu’en cÔet, arrivé dans leurs cantons, je
les trouvai, non sans beaucoup de peine cepen-
dant.
Que l’amitié est ingénieuse dans ses procédés ;
et comment pourrai-je rcconnoître jamais tout ce
que j’ai d’obligation à celle de Gordon ! C’est à '
lui , à lui seul que mes gens et moi devons la vie.
Sans ressource , au milieu d’un désert aride et brû-
lant, forcé d’abandonner tous mes effets et mes
chariots, après avoir vu périr par la soif tous mes
bœufs, l’un après l’autre; réduit enfin à n’avoir,
EN A F R I Q ü Ë. 115
avec mes pauvres camarades , que le lait de mes
chèvres pour toute boisson , je n’attendois plus que
la mort, ainsi qu’eux; quand je me rappcllai les
deux nomades que m’avoit indiqué l’habile pré-
voyance du colonel- Guidé par ses instructions ,
je les cherchai ; j’eus le bonheur de les trouver , et
nous fûmes sauvés. Mais n’anticipons pas sur des
momens douloureux, dont la peinture me rappellera
nécessairement des souvenirs qui ne sont que trop
amers; cependant m’étoit-il possible de prévoir ou
de prévenir ces contrariétés?
Que je dus m’applaudir alors d’une précaution
que, pendant mon séjour chez les Slaber, m’avoit
suggéré sans doute un génie favorable ! savoir ,
d’augmenter le nombre de mes chèvres. J’en ache-
tai plusieurs dans leur canton , et particulièrement
de jeunes, lesquelles, à la vérité , ne donnoient
point de lait encore, mais qui bientôt dévoient en
donner plus que leurs mères. J’ajoutai aussi à mes
bestiaux trois vaches à lait. Enfin, parmi mes pro-
visions débouché, je voulus quelques sacs de fa-
rine ; non que je me flattasse d’avoir ainsi du pain
frais pendant ma route ; un pareil projet eût été
insensé; mais au moins il m’étoit possible de me
procurer des bouillies , des galettes , des gâteaux ,
et ce changement me promettoic une ressource.
Toute habitude devient insensiblement pour nous
un besoin : c’est ce que j’avois éprouvé dans le
commencement de mon premier voyage. Il m’en
avoit extrêmement coûté de me voir privé de pain
tout à coup; et j’espérois que dans celui-ci ma
farine m’en déshabitueroit peu h peu , en attendant
qu’il fallut y renoncer entièrement ; d’ailleurs , _ si
des circonstances me mettoient à portée de faire
pétrir et cuire du pain, la femme de Klaaspouvoit
Il6 VOYAGE
me rendre ce service. Elle s’étoit rendue près de
moi avec lui , dans l’espoir que , repassant peut-être
par la contrée où il s’étoit attaché à elle , je lui
procurerois l’occasion de revoir encore sa horde
et scs amis. Aux yeux du citadin , Cet amour de la
patrie chez des Sauvages qu’il dédaigne et dont
l’existence lui paroît souverainement malheureuse,
■sera sans doute un fait invraisemblable. Il croira
qu’il n est de bonheur que dans les villes, et de
patrie qu’où l’on trouve ce qu’il appelle les com-
modités de la vie, c’est-à-dire , les besoins qu’il
s’est faits et qui lui sont devenus nécessaires.
^ J’avois fixé au 15 juin mon départ de l’habita-
tion de Slaber. Le 14 je fis une revue générale de
mes équipages et de mon monde. En comptant la
femme de Klaas et mon inspecteur-général Swane-
poel, j’avois avec moi dix-neuf personnes, treize
chiens bien appareillés , un bouc et. dix chèvres,
trois chevaux, dont deux très -bien enharnachés
étoient un don de Boers, trois vaches à lait, trente-
six bœufs pour l’attelage de mes trois chariots ,
quatorze pour relais, et deux pour porter le bagage
de mes Hottentots. Ces cinquante -deux bêtes à
corne suffisoient au service actuel. Je comptois en
augmenter le nombre, à raesiu-e que, m’éloignant
des colonies , il me deviendroit nécessaire d’en
avoir davantage ; et par des échanges , je pouvois
me les procurer h meilleur compte. Le coq qui ,
dans mon premier voyage , m’avoit procuré quel-
ques instans de plaisir , me fit naître l’idée d’en
emmener encore un dans celui-ci; et, afin qu’il
fut plus heureux que n’avoit été l’autre, je venois
de lui donner une poulette. Enfin , pour mon amu-
sement , je dirois , pour ma société , j’emmenai mon
singe Kecs; Kees qui, retenu à. la chaîne pendant
EN AFRIQUE. 117
mon séjour au Cap, sembloic y avoir perdu sa
gaieté , mais qui , depuis le moment où il s’étoit
revu libre , se livroit chaque jour à des folies extrê-
mement divertissantes.
Telle étoit la compagnie que je m’étois associée
pour mon entreprise, et que j’avois cru nécessaire,
soit pour ^n assurer le succès , soit pour m’y pro-
curer quelques distractions agréables.
Le lendemain tout s’apprête pour le départ, se-
lon les ordres que j’avois donnés; et déjà l’on n’at-
t.ndoit plus que mon signal pour se mettre en
marche. Pendant ce tems je faisois mes douloureux
adieux aux Slaber ; et , dans l’cpanchemcnt de mon
afi’ectueuse reconnoissance , j’embrassois mille et
mille fois l’honnête famille à qui je devois tant,
qui jusqu’à ce moment m’avoit comblé d’amitiés et
de soins, et dont je croyois me séparer pour tou-
jours. Au moment où j’allois les tpitter, la jeu-
nesse des environs , se présenta pour prendre congé
de moi, et assister 'a mon départ. Telle est l’éti-
quette du pays quand on veut témoigner quelque
considération aux personnes que l’on- honore. La
troupe me salua par une décharge de sa mousque-
terie, et moi qui, m’attendois à ce témoignage de
politesse, j’y fis répondre par une salve de mes Hot-
tentots. IVIonté à cheval, les jeunes gens m’escor-
tèrent sur les leurs pendant plus d’une lieue. Enfin ,
il fallut se séparer ; nous nous donnâmes mutuelle
ment la main ; je fus salué de nouveau par une pé-
tarade générale, et j’y répondis par la mienne et
par celle de mes gens. A dire le vrai , je regrettois
de brûler ainsi , très-inutilement , ma poudre ; mais
l’usage l’exigeoit, et je ne pouvois m’en dispenser
sans manquer eux égards, et sans inciipese; contre
moi des hcmiucs qui, volcnairemuit , me préye-
IT 3
1
1 1 8 VOYAGE
noient par l’honneur le plus grand que les préjuges
du pays leur permettoient de me rendre. Plusieurs
colons des environs de la ville ont des boîtes ou de
petits canons pour ces saluts.
Il est aisé, dans la partie méridionale de l'Afri-
que, de faire une longue marche pendant les plus
beaux jours de l’été, c’est-à-dire, en janvier, où
le jour est de quatorze heures ; mais au solstice de
juin , quand le soleil est dans l’hémisphère septen-
trional, les journées n’étant plus que de neuf heures
et demie , la longueur des nuits ne permet pas au
voyageur d’avancer autant qu’il le désireroit. Or,
telle étoit à-peu-près l’époque où je me mettois
en route. D ailleurs, obligé de traverser la colonie,
je devois m’attendre à être retenu de toutes parts ,
par les mstances et la politesse des colons; et, eu
effet, c’est ce qui m’arriva le premier jour. Je m’é-
tois proposé de camper près de l’habitation de Louis
Karsten ; mais ce brave et respectable colon , dont
j ai eu occasion de parler dans mon premier voyage,
et chez qui j’avois passé des raomens agréables pen-
dant mon séjour dans la baie de Saldanha, secondé
de sa femme et de huit enfans , parmi lesquels
etoient quatre jolies demoiselles, vint, avec ses sal-
ves d’usage, m’inviter à passer la nuit chez lui, et
je ne pus m’en défendre. Le lendemain, pour épar-
gner et mon teins et ma poudre, je me refusai cons-
tamment aux prières de ce genre, je campai pour
la première fois ; mais comme la pluie venoit de
tomber fortement, et que si elle continuoit je pou-
yois être arreté par le débordement du Berg-rhier,
je vins , le second jour, camper le long de ses bords;
et le .lendemain, je la laissai heureusement derrière
înoi,
CetfÇ rivière, qui a son embouchure 4ans la
EN AFRIQUE. I19
Baie-de-Saint-Hélène , et, selon Kolbe, bien au-
delà , borne à l’est et au nord le canton nommé
Smart -Land (pays noir), quoique les terres ne
soient rien moins que noires ; elles sont, au con-
traire, sablonneuses, et produisent, malgré cela,
toutes sortes de grains, à l’exception de l’avoine,
qui ne croît nulle part dans les colonies, et qu’on
remplace par l’orge pour les chevaux. Dans le
Swart-Land , ces animaux n’ont ,• avec leur orge ,
d’autre nourriture que la menue paille. Aussi en
été, quand l’herbe vient h manquer par le dessè-
chement des rivières et des ruisseaux , est-on obligé
de faire passer les , bœufs dans des contrées moins
arides , et de ne conserver à l’habitation que ceux
qui sont absolument nécessaires , soit pour la cul-
ture des terres, soit pour le transport des grains
à la ville.
Anciennement on trouvoit dans ce pays toutes
les espèces de grand gibier, sans en excepter meme
l’éléphant. Aujourd’hui , on n’y voit plus , en ce
genre, que quelques bubales, et rarement des pa-
zans; les colons, en s’y établissant, ont détruit ou
éloigné d’eux toutes les autres. Quant au menu gi-
bier, tel que le steen-bock, le duyker , le grys-boc,
les lièvres, les perdrix , etc. , ils y sont encore fort
abondans ; et peut-être même ne le sont-ils que
trop pour le bonheur de la contrée ; puisque cette
abondance y attire des hiennes, des jackals, des
léopards , des panthères , et sur-tout des chiens sau-
vages, qui véritablement sont le fléau des trou-
peaux du canton. Le lion ne s’y montre jamais :
soit fierté , soit prudence , cet animal évite les lieux
habités; on diroit qu’il craint de se compromettre
dans un combat inégal, où, à son courage et à sa
force , on opposeroit des armes à feu.
120 VOYAGE
Au nord -est du Swarc-Land , est le charmant
et fertile canton des Vingt-quatre-rivières. C’étoit
avec un plaisir nouveau que je revoj'-ois ce paradis
terrestie de 1 Afrique méridionale ;; ces campagnes
riantes dont j ai donné ailleurs la description; ces
bosquets odoriférans d’orangers et de pampclmoes,
qui séparent les habitations entre elles , et qui font
re^etter qu elles se présentent toujours trop tôt.
Quoique déterminé , selon la résolution que j’a-
vois prise , de ne m’arrêter chez aucun colon , je
ne pouvois cependant me dispenser de saluer en
passant Hans Liewenberg, riche propriétaire, qui,
en diHeremcs ^ circonstances , m’avoit témoimié
beaucoup d amitié , et chez qui j’avois logé pen-
dant mon precedent voyage dans les Vingt-quatre-
rivieres; Liewenberg employa, pour me retenir,
les sollicitations les plus pressantes. Quelques-uns
de ses voisins y joignirent les leurs : j’y résistai
pendant long-tems; mais il ne me fut pas possible
de me défendre , quand un des fils de la maison
Joignant ses instances à celles de son père , m’of-
frit, si je voulois y céder, de me faire tuer deux
magnifiques oiseaux qu’il voyoit habituellement
près de 1 habitation. D abord cette promesse va^ue
ne me parue qu’une de ces ruses adroites que se
pcimet quelquefois la séduction de la politesse
Je fis au jeune homme plusieurs questions; je le
priai de me_ décrire les oiseaux dont il parloit, et
Il s en acquitta d’une manière si claire et si naïve,
qu a _sa peinture je reconnus l’anhinga, oiseau rare
que je n avois pas encore vu en Afrique.
Lne pareille découverte me prenoit, si j’ose le
dire, par mon foible; dès ce moment je n’eus plus
la liberté du refus; ef pour deux oiseaux que je
îî etois pas encore sîir d’avoir, j’accprdai , puisqu’il
EN A F Pv I Q U E. I2I
faut Pavoucr à ma honte , ce que je venois de re-
fuser aux prières de l’amitic.
Le lendemain matin je priai mon jeune homme
d’acquitter sa promesse ; et en effet il me conduisit
vers l’arbre sur lequel se retiroicnt ordinairement
ces oiseaux. Je ne m’étois point trompe dans ma
conjecture ; je reconnus deux anhingas; mais d’une
espèce particulière et différente des deux espèces
propres à l’Amérique , et de celle du Sénégal , que
Buffon a décrites. Le jeune homme qui, depuis
long-tenis , observoit les habitudes de ceux-ci , me
prévînt que si je voulois les tirer d’une manière
sûre et avec quelqu’avantage , il falloir m’en éloi-
gner. Dans ce dessein il me conduisit à deux ou
trois cents pas au-dessous de l’arbre , me fit ca-
cher , et retourna au lieu où étoient les oiseaux ;
m’annençant qu’en s’avançant près d’eux, il alloit
les faire partir , et qu’infaillibleraent ils passeroient
par-dessus ma tête. Sa conjecture ne se vérifia pas;
plus fins que nous , les oiseaux avoient apperçu
notre manège; et ne voyant plus qu’une personne
au lieu de deux, ils avoient soupçonné que l’ab-
sence de l’autre étoit à craindre; et ils s’étoient
envolés d’un autre côté. Peut-être en les cherchant
dans les environs m’eût-il été facile de les retrou-
ver; mais aussi les poursuivre, c’étoit risquer de
les effaroucher, et de leur faire abandonner la con-
trée. D’ailleurs , je ne voulois point tirer sur l’un
sans être sûr que mon second coup abattroit l’au-
tre ; ainsi donc, je remis la partie à l’après-dîner,
et nous nous en revînmes.
Le soir , avant le coucher du soleil , je me rendis
de nouveau à ma cachette ; et , pour que les an-
hingas ne m’apperçussent point , je m’y portai di-
rectement; tandis que, de son côté, le jeune Lie-
122 . VOYAGE
wenberg marchoit seul vers l’arbre. Pour cette
fois , la ruse réussit : les deux oiseaux, n’ayant nul
motif de soupçon , passèrent à vingt pas de moi ,
et je les abattis tous deux de mes' deux coups.
Possesseur d’un objet si précieux à mes yeux ,
pouvois-je , après l’avoir obtenu, quitter brusque-
ment les hôtes complaisans à qui je le devois? Non.
La reconnoissance, l’amitié, la décence même exi-
geoient que je restasse quelques jours auprès d’eux,
et je les leur consacrai. Quoique je réserve pour
mon ornithologie , la description détaillée de ces
oiseaux , je ne puis m’empêcher d’en donner ici
quelques indices au lecteur. La dénomination de
Slange-Hals-Voogel ^ (^oiseau à cou-de-serpent),
que mes Hottentots, donnèrent àl’anhinga, le ca-'
ractérise d’une manière bien simple et bien vraie.
BufFon, qui a également été frappé de cette con-
formation particulière des oiseaux de ce genre ,
nous les a peint d’un seul trait. „ L’anhînga , dit-
„ il , nous offre un reptile anté sur le corps d’un
„ oiseau “. En effet, il n’est personne qui, en ap-
percevant seulement la tête et le cou d’un anhinga,
dont le reste du corps est caché dans le feuillage
de l’arbre où il s’est perché, ne le prenne pour un
de ces serpens grimpans aux arbres; et la méprise
est d’autant plus facile que tous ses mouvemens
tortilleux prêtent singulièrement à l’illusion.
Soit que l’anhinga se perche, soit qu’il nage ou
qu'il vole, il est certain que la partie la plus ap-
parente et la plus remarquable de son corps, est
toujours son long cou grêle, continuellement en
osciltation ; dans le vol soûl , immobile et tendu ,
il forme avec la queue une ligne horisontale très-
di'ojte.
La vraie place que la nature semble avoir assi-
lame 1- JH
A'NHINGA MAL.E .
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EN AFRIQUE. 123
^ée aux anhingas, dans la classe nombreuse des
palmipèdes , est précisément entre les cormorans et
les grebes; ils participent en effet également de
ces deux genres d’oiseaux , aj'ant le bec droit et
effilé, et le cou alongé de ces derniers, pendant
qu’ils tiennent aux premiers par la conformité des
pieds dont les quatre doigts sont réunis par une mem-
brane; ils participent encore du cormoran par le
vol, ayant comme lui les ailes plus grandes et plus
propres à cette fonction que les grebes, qui les ont
foibles et courtes. La queue des anhingas est très-
longue; caractère bien singulier et bien remarqua-
ble dans un oiseau d’eau, et qui paroîtroit devoir
les éloigner totalement des oiseaux plongeurs ■ qui
n’ont ordinairement que peu ou point de queue.
Ils se rapprochent donc encore par là des cormo-
rans (1); car, malgré que ces derniers l’ayent plus
courte, leurs queues ont pourtant beaucoup d’ana-
logie entre elles, en ce que les pennes sont, dans
les uns et dans les autres, également fortes, élas-
tiques et propres enfin à servir de gouvernail , lors-
que ces oiseaux nagent entre deux eaux à la pour-
suite des poissons dont ils font leur principale nour-
riture. Quand l’anhinga saisit un petit poisson , il
l’avale tout entier ; mais s’il est trop gros , il l’em-
porte ou sur un rocher ou sur un tronc d’arbre , et
le fixant sous un de ses pieds , il le dépecé à coups
de bec.
Quoique l’eau soit l’élément favori de cet oiseau,
c’est sur les arbres ou sur les rochers qu’il établit
son nid et élève ses petits ; mais il a grand soin de
( O n y a au Cap quatre espèces de cormorans , dont une a la
queue presque aussi kngue que celle de l’anliinga.
124 ' VOYAGE
les los^er de manière à pouvoir de là les précipiter
dans la rivière, aussitôt qu il sont en état de nager
. ou que le salut de sa petite famille l’exige.
11^ est , en général , peu d’animaux aussi "farouches ,
aussi rusés que les oiseaux plongeurs; mais je crois
que celui dont il est ici question, l’emporte en fi-
nesse sur tous les autres; principalement quand on
le surprend nageant; car alors il est bien difficile,
pour ne pas dire impossible, de le tuer, puisque
sa tete qui, dans cet état, est la seule partie qui
soit à découvert, se plonge et disparoi t au meme
«isrant où la pierre frappe le bassinet du fusil; et
une fois qu il a été manqué , il est inutile de ten-
tei de 1 approcher; car , disparoissant à chaque ins-
tant, il ne reparoit plus qu’à de très-grandes dis-
tances, et ne se montre mémo que le "tems néces-
saire pour respirer. II est enfin si rusé, que souvent
plongeant accent pas au-dessus du chasseur , il vient
reprendre 1 air à plus de mille pas au-dessous, pen-
dant qu’on le cherche plus haut; et s’il a le bon-
heur de trouver quelques roseaux , il s’y cache et
ne SC remontre plus. L’anhinga mâle , dont nous
parlons ici, diffère de la femelle, qui est plus pe-
tite que lui, en ce qu il a tout le dessous du corps,
depuis la poitrine jusqu’au recouvrement de la queue,
d un beau noir; tandis qu’elle aces mêmes parties
d’un jaune isabellc; il porte aussi de chaque côté
de son cou une bande blanche, qui descend depuis
1 œil jusqu au milieu de sa longueur, et qui tran-
che sur un fond roussâtre. Un caractère bien sin-
^Oîïiniun à tous les anhingas, est
celui d avoir les pennes de la queue striées profon-
dément et comme gaufrées. Je passe ici sous silence,
d autres particularités qu’on trouvera dans mes desr
friptions générales.
EN AFRIQUE. 125
Pendant le séjour que je fis chez Liewenberg ,
mon teins fut employé spécialement à parcourir de
nouveau le canton dans toutes ses parties; cepen-
dant on s’empressa , selon la coutume du pays , de
me procurer quelques chasses; et, d’après cette
même coutume, des voisins furent invités à se join-
dre h nos plaisirs. Nous tuâmes beaucoup de menu
gibier , et particulièrement des bécassines , qui sont
très-abondantes à cause! de la multiplicité des riviè-
res qui , par - tout , forment de petits marécages.
Nous nous promenâmes sur les hautes montagnes
qui bornent ce charmant pays. Lés gorges de ces
montagnes sont couvertes de grands arbres où nous
rencontrâmes une panthère que mes chiens firent
partir d’un précipice parmi les rochers ; tout-k-coup
et d’un seul saut, elle se trouva sur Un arbre à
vingt pieds au-dessus d’eux ; les ronces et les ar-
bres renversés par-tout ayant retardé la vitesse de
ma marche , je ne pûs la joindre assez-tôt pouf la
tirer ; ce qui lui donna le teins de s’échapper d’ar-
bre en arbre , tout aussi vite qu’elle l’eût fait en
rase campagne. Outre les gazelles dont j’ai parlé,
on troime aussi dans les Vingt-quatre-rivières beau-
coup de zèbres, de pazans, de bubales et d’autru-
ches qui demandent k être chassés k cheval; mais
le terrain est si rempli de broussailles et si encom-
bré par les voûtes qu’y bâtissent les termites , qu’il
est très-dangereux de les y poursuivre k toute bri-
de , comme l’exige la vitesse de ces animaux.
Depuis quelque teins , les naturalistes nous ont
fait connoître les fourmis blanches, qui, s’avançant
par dessous terre , et minant toujours , se construi-
sent d’espace en espace, une sorte de dôme ou de
voûte, haute de plusieurs pieds. Smeatman a com-
muniqué k la Société R. de Londres une descrip-
126 ‘VOYAGE
don trcs-détailléc de CCS insectes, que l’éditeur fran-
çqis du voyage de Sparraann a insérée , également
traduite, dans son ouvrage. On y lit, sur la hauteur
et la construction de ces voûtes élevées par les ter-
mites, sur les dangers qu’offre aux habitations le
voisinage de ces fourmis , sur le ravage qu’elles
peuvent y faire, puisqu’une nuit leur suffit pour en
ronger et détruire absolument tous les meubles ,
des détails qui ne conviennent point aux termites
du Cap-de-bonnc-Espérance, ou qui au moins ne
sont pas conformes à ceux que j’ai été k portée de
voir dans plusieurs cantons de l’intérieur de l’Afri-
que, et spécialement dans le Camdebo, et lesVingt-
quatre-riviéres. J’y ai trouvé des termites; mais ils
n’y sont ni aussi dangereux, ni aussi destructeurs
que ceux dont parle Smeatman ; les plus hautes
d’entre celles de leurs huttes que j’aie vues , n’ex-
cédoient pas quatre pieds, et elles étoient plus ou
moins solides , selon que la terre dont elles étoient
construites avoir plus ou moins de ténacité ; enfin ,
loin d’être recouvertes d’un toit de mousse et d’her-
bages , comme celles qu’a vues le voyageur an-
glois, toujours elles sont, dans la partie où j’ai
voyagé, entièrement lisses et sans autre couleur
que celle de la terre qui avoit servi k les former.
Les Hottentots mangent les nymphes de ces four-
mis ; c’est même pour eux un mêt très-friand ; et
les miens , quand ils en trouvoient l’occasion , ne
manquoient jamais d’ouvrir le dôme pour en avoir.
Il est aussi beaucoup d’oiseaux et de quadrupèdes
qui font la guerre k ces insectes; mais le plus dan-
gereux de ses ennemis est une sorte de tamanoir ,
nommé par les colons, erd varken^ (cochon de
terre), qui en fait particurièrcment sa nourriture.
(Voyez Buffon). Ordinairement quand les retraites
EN AFRIQUE. 127
ont été fouillées et abandonnées , elles se changent
en ruches : des essaims d’abeilles sauvages viennent
s’en emparer pour y déposer leur famille et leur
miel. Mon singe Kces montroic un instinct mer-
veilleux h découvrir ces cachettes de friandises;
c’étoit un trésor dont il annonçoit la découverte
par des bonds multipliés ; et nous en profitions avec
lui. Pour moi, lorsque je trouvois de ces fourmi-
lières vides , et qui , n’ayant été ouvertes que par
un des côtés , conservoient encore leurs voûtes in-
tactes et saines , je savois en tirer un parti très-
utile : c’étoit un four naturel où mon monde et moi
nous préparions nos alimens ; il ne falloir qu’y faire
quelques dispositions particulières , le nétoyer tout-
à-fait, le chauffer avec du petit bois : alors nos vian-
des y cuisoient à merveille.
Si l’on s’en rapporte à Kolbe, le Sv\tart-Land et
le Vingt-quatre-rivières , quand les Hollandois vin-
rent s’y établir, étoient occupés par plusieurs peu-
plades de Sauvages dont il donne les noms. Au-
jourd’hui, non-seulement il n’existe plus une seule
de ces nations primitives et indigènes, mais la tra-
dition ne dit meme rien sur leur prétendue exis-
tence. Assurément , j’ai trop horreur du crime pour
entreprendre de l’excuser quelque part qu’il se
trouve : si les premiers colons ne se sont emparés
des deux cantons que je viens de nommer, qu’en
exterminant les habitans; ce sont des monstres,
dont le nom et la mémoire doivent , pour jamais ,
être dévoués à l’exécration. Mds avant de les con-
damner , ne faut-il pas s’assurer avec évidence qu’ils
sont réellement coupables? Ce Kolbe, qui, à cha-
que page , se montre si fautif, ne le seroit-il pas
encore sur cet objet? Les nations qu’il cite, ont-
elles existé réellement , et croiroit-on que les Hol-
128 VOYAGE
landois les aient détruites , quand parmi eux et au-
toiird eux il subsiste tant de hordes de Hottentots,
qu’ils ont conservées?
Quoiqu’il en soit de ce fait, l’état actuel des
Vingt-quatre-rivicres est, comme je l’ai déjà dit,
la partie lapins agréable de la colonie Hollandoise;
car, non -seulement, on y cultive les graines de
toutes espèces , ainsi que les légumes ; mais les ha-
bitansse sont encore adonnés à la culture des fruits;
et ce genre de commerce est d’autant plus lucratif
pour eux, qu’ils sont presque les seuls à l’exercer,
et n ont à craindre que peu de concurrens. Ce sont
particulièrement des citrons, des oranges, des li-
mons, des cedras, des parapelmoes, des figues et
des grenades , qu’ils viennent vendre à la ville. Ils
en amènent des chariots chargés , et quelqu’cn soit
la charge, elle est enlevée presqu’aussi - tôt par
1 affluence des acheteurs. On paye ordinairement le
• cent de ces fruits, quatre, cinq ou six rixdalers.
Cependant il est une espèce d’orange qui , malgré
sa petitesse, se vend davantage; c’est celle qu’on
nomme au Cap , naretjes. Le naretjc , distingué ,
comme le citron , par une protubérance à la tète ,
est moins gros que l’orange ordinaire , mais pour
la saveur et le goût , il est infiniment supérieur à
toutes les autres espèces. Le raisin croît aussi très-
bien dans ce canton ; et on y fait du vin et des eaux-
de-vie supportables.
J ai déjà dit que la colonie des Vingt - quatre-
rivières , doit son nom à une rivière qui la traver-
se , et qu’elle môme a été appellée ainsi , parce
qu’elle reçoit un grand nombre de petits ruisseaux
avec lesquels elle va se décharger dans le Berg-ri-
vier. Cette grande quantité d’eau, par les arrose-
raens faciles qu’elle peut procurer, est ce qui con-
tribue
EN A F Pv I Q U E. 129
'ft-ibue le- plus à la fertilité du canton. D’ailleurs ,
son genre de culture n’exigeant prcsqu’aucun tra-
vail , l’habitant doit y mener une vie douce et tran-
quille. Cependant la population y est peu nom-
breuse ; beaucoup de terres y sont encore en fri-
che , et h peine y compte-t-on quarante à cinquante
habitations , tandis qu’il devroit y en avoir infini-
ment davantage.
Ceux de mes lecteurs qui savent que par -tout
où l’homme trouve h vivre commodément, il se
multiplie , ne manqueront pas de rejetter sur le
vice du gouvernement ce défaut de population ,
moi, j’en accuserai , non le gouvernement, mais lés
abus nombreux qu’ont introduit et que multiplient,
sans cesse les sous- ordres qu’il est obligé d’em-
ployer. Le gouvernement, sans doute, veut la pros-
périté de ses colonies, et son intérêt propre lui
ordonne de le vouloir ; mais c’est en vain qu’il fera
des régleniens sages ; c’est en vain qu’il créera des
établissemens nombreux, si les personnes à qui il
confie scs pouvoirs, ne s’en servent que pour son
détriment, et pour celui do ses colonies.
Au reste , sans vouloir ici ni détailler ni appro-
fondir des reproches qui seroient aussi indiscrets
qu’inutiles , je me permettrai un vœu :■ c’est qu’une
ville soir fondée dans les Vingt-quatre-rivicres ; si-
tuée dans le canton le plus fertile de la colonie ,
elle l’emportcroit , pour sa position, son agrément
et son climat , sur le Cap même; et ayant des dé-
bouchés faciles, la culture des terres augmenteroit
nécessairement dans la contrée, avec la popula-
tion; scs grains et ses fruits, ainsi que les grains
d’une partie de Svvart-I.and , dcsccndroient sur des
bateaux plats, par le Berg-rivier, dans la baie de
Saint-Hélène ; et il seroit aisé d’établir des magasins
Tome J. I
130 VOYAGE
sur les^ bords et à l’emboucbure du Berg. La baie'
eile-méme pourroit avoir un entrepôt pour le com-
merce du cabotage ; et ce commerce se feroit avec
le Cap par des barques qui , saisissant le moment
des vents favorables, s’y rcndroicnt en peu de tems
pour y apporter leurs marchandises et approvision-
neroient ainsi très-avantageusement, et à meilleur
compte , la ville et les vaisseaux de l’Inde , ainsi
que ceux de l’Europe , qui relâcheroient h la baie
de la Table. A raison de 1 abondance des pâturao'es
du canton des Vingt-quatre-rivières , on pourrait
y élever une grande quantité de bestiaux. Ce pays
fertile et favorise de la nature , fourniroit encore
beaucoup de bois de construction , attendu que
les arbres n’ayant point autant à souffrir , dans ce
canton, de la violence des vents du sud-est, y croî-
troient très-bien, si seuleraent , on prenoit la peine
d’y faire des plantations soignées. La baie de Sal-
danha poun-oit aussi servir d’entrepôt h toute k
partie de Swart Land, qui l’avoisine , et scroit trop
éloig-née du Berg pour y faire descendre leurs grains ;
cet entrepôt deviendroit même, outre l’urilité dont
il^ serait aux colons de l’intérieur , d’un avantage
réel aux vaisseaux de toutes les nations , qui , con-
trrdnts par les vents, et ne pouvant entrer dans k
baie de k Table , relâclieroient dans celle de Sal-
danha , certains d’y trouver les rafraîchisseraens né-
cessaires pour continuer leur route.
Le vœu, que je forme ici, pour la commodité
des colons et le bien général de tous les naviga-
teurs, sera sans doute long-tems impuissant ^ car k
politique^ commerciale des Compagnies privilégiées
a-t-elle jamais su allier leur intérêt particulier à
celui de tous, lorsque cette soif ardente de l’or,
qui domine si puissamment les marchands de toutes
EN AFRIQUE. 131
les nations-, leur connnandc d’une manière aussi
impérieuse, l’égoïsme de s’opposer à tout ce qui
ne tend point à augmenter les bénéfices qu’attend
leur avide cupidité ? Il est donc bien probable que
la Compagnie ne donnera jamais les mains ni à cet
établissement , ni h ceux dont j’ai parlé au sujet des
baies du charmant pays d’Auteniquoi , quclqu’utile
qu’il puisse paroître pour le bien et la prospérité
'des colonies; car la crainte où elle est sans cesse,
que les capitaines qui sont à son service, ne ven-
dent à leur profit une partie de ses denrées, no-
tamment les épiceries dont les vaisseaux sont char-
gés au retour de l’Inde, elles les oblige h relâcher
au Cap meme, où ils sont censés plus surveillés
qu’ils ne le seroient dans les autres baies environ-
nantes. Ces soupçons , qui ne font certainement
point honneur aux marins qu’elle emploie , sont
même poussés si loin , qu’il faut les raisons les
plus impératives et les plus urgentes, pour qu’un
capitaine ose prendre sur lui d’aborder un port
étranger ; et tout homme jaloux d’avoir encore un,
vaisseau h commander par la suite, doit s’en abs-
tenir. J’ai fait nioi-mcme, à cet égard, la triste
épreuve de ces ordres rigides ; car à mon retour
du Cap, pendant la traversée la plus malheureuse,
luttant enfin depuis six mois , contre tous les vents
contraires et manquant de vivres, notre patron ne
fut pas assez hardi pour relâcher à l’une des Canaries
que nous passâmes à la portée du canon.
Peut-être un jour la Compagnie daignera-t-elle
examiner mon projet et en ordonner l’exécution;
mais , en attendant qu’il s’accomplisse , je regrette-
rai sincèrement qu’un si beau pays reste presque
désert, et que , faute de consommation et de bras,
il perde tout ce que la nature fait sans cesse pour
I a
132 VOYAGE
sa fécondité. Je suis persuadé que la canne à sucre,
le coton et l’indigo croîtroient très-bien auxVingt-
quatre-rivières.
Mon hôte, avant que je ne me séparasse de lui,
me pria d’accepter quelques bouteilles de jus de
citron, qui, par la suite, me lurent d’un gTand
secours; mais il exigea de mon amitié, qu’à mon
retour je lui ramenasse un bouc et une chèvre du
pays des Namaquois ; il avoit entendu vanter l’es-
pèce de ces animaux ; et , en effet , c’est la plus
belle que j’aie vue de ma vie. Ses deux fils me
firent promettre également de leur vendre à chacun
un de mes fusils. Ils s’attendoient. qu’après mon
voyage je repasscrois chez eux en retournant au
Cap, et ignoroient que mon projet étoit de n’y
plus revenir. A mon départ, la fomille me salua
par une fusillade à laquelle il me fallut répondre.
Il en lut de même des autres habitations près des-
quelles je passai. Dans toiues on s’empressoit de
venir à ma rencontre , en me souhaitant , à coups
de fusil, un heureux voyage; mais ce qui m’étoit
plus fâcheux , c’est qu’excédé de l’accueil bruyant
de ces colons qui , sans cesse, retardoientma marche ,
il me falloir à mon tour leur témoigner ma recon-
noissance , en brûlant inutilement ma poudre dans
ces adieux flitigans.
Ces incommodes visites me consumèrent tant
de tems, que je ne pus, dans toute ma journée,
faire que quatre lieues. Le lendemain, je me troù-
vai dans le district des montagnes du Piquet, et
j’arrivai de bonne heure près de l’habitation d’un
vieillard respectable , nommé Albert I laanekara.
Ce colon étoit une espèce de philosophe prati-
que , qui avoit imaginé de se rendre à la fois heu-
reux et parfaitement libre, ce qui n’est pas toujours
EN AFRIQUE. 133
une même chose , il s’étoit fait un plan de vie qui
ne ressembloit en rien à celle de ses camarades.
Sans femme, sans enfans, sans relation avec ses
voisins, sans autre compagnie enfin que les esclaves
qui étoicnt à son service, ilvivoit, pour ainsi dire,
sevtl, et savoir se suffire h. lui-même. Le tcms, néan-
moins , n’ctoit pas pour lui , comme pour les autres
colons, un poids incommode. Il l’employoit tantôt
au travail , tantôt à la méditation ; car il ne savoir
pas plus lire qu’eux, et ne devoir sa philosophie
qu’à ses réflexions particulières, et à des combinai-
sons naturelles. Avec ce genre d’existence , heureux
à sa manière, il ne s’étoit jamais ennuyé; la séré-
nité de son ame paroissoit même avoir influé sur
son caractère ; au moins je n’ai point entendu, dans
toute la colonie , une conversation plus gaie , ni vu
un vieillard plus aimable.
Prévenu d’avance que j’allois traverser son do-
maine, et visiter les montagnes du Piquet, il vint
au devant de moi , et s’oUvit à me servir de guide
pour monter sur la plus haute d’encre elles, si je
voLilois accepter de passer la journée chez lui. La
première partie de sa proposition m’etoit trop agréa-
ble pour ne pas acquiescera la seconde. Je le suivis
sur la montagne, où rien ne m’offrit une observa-
tion-particulière, mais où j’eus le magnifique spec-
tacle d’une vue d’autant plus étendue que l’atmos-
phère étoit très-pure : à la vue simple je distinguois
très-parfaitement la Table, et je pus même avec ma
lunette reconnoître la ville.
Rien n’exaltoit autant mon imagination , à la hau-
teur où j’étois, que l’aspect dc^s maisons de la ville
où je plongeois mes regardsy je promenois avec avi-
dité ma lunette sur la masse des bâtimens, et je
croYois avoir remporté une victoire toutes les fois
i n
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134 VOYAGE
que je présufnois reconnoitre remplacement d’une
maison ; celles de mes amis particuliers fixoient plus
long-tems ma vue : „ Ils s’occupent peut-être en
„ ce moment de moi, me disois-je, et par un re-
„ tour involontaire et naturel , je suis uniquement
occupé d eux; ils font des vœux pour la réussite
de mon entreprise; me crôient peut-être bien
éloigné, bien caché; et je domine sur l’atmos-
phere qui les enveloppe
Lorsque je fus de retour à l’habitation, je trou-
vai un repas splendide qui m’attendoit; splendide
pour des habitans de la colonie, et selon les pré-
juges de leur amour-propre ; car ces bonnes gens
ont aussi leur étiquette. Du reste, nulle idée de ce
que nous appelions bonne table, un service bien
règle, des mets délicats et sucrés; là, la magnifi-
cence consiste à couvrir la table d’une grande quan-
tité de viandes, et plus la table en est chargée,
plus le convié est un homme estimable, un person-
nage distingué , et plus on l’honore.
, Cependant nous n’étions que trois à table, c’est-
a-dire, mon hôte, Svvancpoel et moi. Vingt grena-
diers , après une marche’ forcée, n’auroient pu suf-
nre a dévorer tant de nourriture ; les plats eux-mê-
mes etoient comblés, et celui du milieu portoit
une pyramide de sLx volailles rôties qui étoient
énormes.
Cette ^profusion, qui eût rebuté jusqu’à des
ogies, m olfroit, a moi, l’image révoltante d’une
basse-cour et d une étable entièrement dévastées,
J en perdis sur-le-champ l’appétit; et, trompant
mes dégoûts par autant de distractions que pouvoir
men apporter la cause de mes voyages toujours
présente à mon esprit , je passai la plus grande par-
tie du repas à fatiguer de questions Je maître de la
en a F R I Q U E. 135
maison. .Pour Swanepoel, il promenoir ses regards
sur les six volailles fumantes; mais, rassasié déjà,
c’étoit en vain qu’il les convoitoit; le pauvre Swa-
nepoel étoufibk de nourriture et de regret. Je ne
saorois mieux comparer ces repas peu frugals et
dignes des héros d’Homtîre, qu’à ces buffets qu’on
voybit autrefois , à certaines époques de nos fêtes ,
et qui pliant sous une multitude de^ volailles de
toute espèce, scmbloient étalés exprès pour con-
soler tout un peuple affiuné.
J’avois déjà ,beaucoup interrogé mon hôte pen-
dant notre course au Piquet; je lui parlai, en ce
moment, de ses possessions et de ses^ vergers. Fa-
tigué de rester assis , je faisois tant d hélas ! sur sa
vie singulière , que je lui iis naître 1 idee de quitter
la table. Il n’eût pas de peine à justifier la bonne
opinion qu’il m’avoit donnée de son ardeur et de
soii intelligence. Nous parcourûmes toutes ses pos-
sessions; par-tout je vis des terres bien cultivées,
des arbres en bon état, des plantations, en un mot,
dans le meilleur ordre possible ; par-tout un air d’a-
bondance et de vie, dont je n’avois point autant
joui dans beaucoup d’autres habitations de la co-
lonie.
Le district du Piquet-berg, suivant ce que me
dit mon hôte, n’aguère que vingt-cinq ou trente
habitations; et il ne peut même en avoir, je crois,
davantage , parce que l’eau y est très-rare , et que ,
ne possédant qu’un certain nombre de sources et
de ruisseaux , dont les premiers habitans se sont
emparés, ceux qui désormais viendroient s’y éta-
blir , ne trouveroient qu’un sol aride et stérile. En
général, les terres y sont médiocres; cependant les
propriétaires recueillent ce qui leur pst nécessaire
en bled pour leur consommation. Le seul cora-
I 4
136 VOYAGE
merce que leur permette la nature du terrain est,
comme aux Vingt-quatre-rivières , celui des fruits;
et ces fruits n’ont d’autre débouché que par les co-
lons environnant qui les envoyent chercher ; car ,
la distance du Piquet au Cap est trop considérable
pour en entreprendre la route pour la seule vente
des oranges. Mon vieillard philosophe voulut me
donner pour mon voyage une certaine provision
des siens. En vain je lui représentai que j’en avois
acheté chez Liewenberg une quantité suffisante ;
lui-même vint visiter mes chariots , et il remplit de
citrons et d’oranges toutes les places vuides qu’il
y trouva; ce qui, par la suite, et pendant une par-
tie de ma toute, ni offrit pour nies gens et pour
moi , une grande douceur. ,
A cette attention obligeante , il joignit avec la
même bonté , un cadeau qui étoit' bien plus fait
pour me plaire. C ctoit trois paires de tourterelles,
d’une espèce particulière, et que je n’avois encore
\lie nulle part. Quelque plaisir que me fit une pa-
rchle acquisition, je ne voulus néanmoins accepter
qu une des pois paires , parce qu’elle suffisoit à nos
plaisirs; et je priai mon généreux hôte de me con-
servei les deux autres jusqu’à mon retour; quoi-
qu’intérieurement je lusse très-résolu à ne point
revenir.
En passant les habitations d’Isaac Fesassi et de
Gcrit Schmit, il me fallut essuier encore de nou-
velles pei séditions d invitation ; mais n’avant pas ,
pour accepter celles-ci , les mêmes motifs que chez
Haanckam , je m y refusai opiniâtrement. Je ne con-
noissois pas de plus grand supplice que ces invi-
tations, et toutes les fois que je passois dans le
domaine d’un colon, la fièvre me saisissoit.à la vue
eu maître dont je savois d avance le compliment r
EN AFRIQUE. 137
il falloit coucher à la maison , boire et s’empiffrer
le long du jour. Je n’étois occupé durant m.a route
qu’à chercher des faux-fuyans pour échapper a la
poursuite de ces bonnes gens, et je n’osois wi^m ar-
rêter, ni camper auprès d’eux; un voleur n eut pas
évité avec plus de soin leur approche. Combien'
de fois, en interrogeant mes compagnons , j’ai sou-
pire après le moment où je verrois derrière moi la
dernière maison de cette colonie trop hospitalière.^
Je hâtois ma marche autant qu’il m’étoit possi-
ble, et voulois dépasser le Kruys. Cette précipi-
tation n’étoit pas non plus sans dangers. Je Tappris
à mes dépens , puisqu’il faillit à m’en coûter la
vie.
J’étois à un quart de lieue de la rivière quand la
nuit vint me surprendre ; plus prudent , j’aurois
campé où je me trouvois; mais le chemin m’ayant
paru bon tout le jour, j’imaginai qu’il le seroit
jusqu’aux bords du Kruys. J’ordonnai h mes gens
d’avancer; pour moi, qui avois triplé la route en
chassant continuellement, la fatigue m’avoit sur-
pris; je montai dans mon chariot et me jettai sur
mou matelat pour me reposer un moment.
Le Hottentot qui étoit au timon et qui condui-
soit rarrière , descendit de son siège et rnarcha à
côté de ses bœufs ; son camarade qui étoit à l’avant
et qui conduisoit la première couple, s’éloigna des
siens; il ne voyoit point à les diriger sûrement;
le terrain à l’approche de la rivière devenoit de
plus en plus escarpé , glissant et rapide ; tout-à-
coup une saccade violente fait peser le chariot sur
les timons; il roule avec l’attelage en désordre jus-
qu’aux bords de la rivière sans qu’aucun de mes
Hottentots ne puisse l’arrêter ou seulement en
changer la direction. A ce mouvement, aussi accé-
138 VOYAGE
léré que subit, je cherche, mais en vain, à m’élan*
cer; je me crus précipité parmi des rochers. Mal-
gré ma frayeur, je conserve encore assez de sang-
froid , pour parer autant qu’il est en moi , au der-
nier des malheurs, et faisant avec mes bras et mes
jambes, dans la cariole, où je me vois enseveli,
autant d’arcs-boutans pour éviter les contusions à
la tète, j’attends avec fermeté que le chariot s’ar-
rête , ne trouvant plus à descendre. Cette position
dura peu d’instans , mais elle étoit douloureuse.
Rouler ainsi sans savoir où l’on va , parcourir en-
fermé dans une charrette au sein des ténèbres, aban-
donné des siens, pendant un espace assez cônsidé-
lable, et n avoir à autre choix que de se fracasser
ou de se noyer, il y a la de quoi ébranler tout au
moins le courage le plus héroïque.
Mes gens , alarmés autant pour eux que pour
moi , des suites d’un accident aussi fâcheux , accou-
roient k toutes jambes pour me secourir; mais ne
pouvant aller aussi vite que le chariot , et l’obscu-
rité, dans un chemin à peine frayé, leur dérobant
la trace de celui que je venois de parcourir , je les
entendis m’appeller à grands cris et se parler eux-
memes entre eux, comme s’ils avoient été disper-
sés. Je leur répondois, et les appcllois k mon tour;
mais soit épouvanté de leur part , soit la crainte
de me voir fracassé, je n’en étois pas entendu, et
leurs cris étouflbient les miens. Tout ce bruit étoit
encore augmenté par le roulis des deux autres cha-
riots qui arrivoient aussi avec précipitation k l’iné-
vitable ^ rendez-vous , mais dont les conducteurs
plus soigneux près de leurs attelages, n’avoient pas
laissé de modérer l’effort.
Enfin, on se réunit : la joie de mes compagnons
fut extrême quand je les eus assuré qu’il ne m’étoit
EN AFRIQUE. 1 39
rien arrivé de fâcheux. Il n’en étoit pas ainsi des
chariots; le mien sur-tout, ‘avoir semé la plupart
des ustenciles, et ce qu’il y a de plus curieux, les
limons qu’on in’avoit donnés avoient tous sauté jus-
qu’au dernier. Il fallut attendre le jour pour les re-
cueillir et réparer tous "les dommages que m’avoit
causé cette descente précipitée.
Il y avoir de l’autre côté de la rivière , qu’il nous
falloir traverser pour continuer notre route, une
espece d’habitation dont le propriétaire se nommpit
Dirck Coché. J’avois besoin de renseignemens et
d’instructions précises; Coché pouvoir m’en don-
ner; de plus j’avois besoin d’acheter un certain
nombre de moutons, et je m’étois flatté d’en trou-
ver chez lui : tandis que mes ouvriers travailloicnt
à remettre mes attelages en ordre et qu’ils sc dis-
posoient à repartir , je pris les devants , et ayant
passé le Kruys à gué avec mon cheval, je me rendis
à l’habitation.
A peine avois-je entamé la conversation avec le
maître , que sa femme sc levant avec effroi du siège
sur lequel elle étoit assise, fit un cri si perçant,
que tout ce qui étoit dans la ferme accourut à son
secours. En effet, elle venoit d’être touchée aux
jambes par deux serpens, et je les apperçus tous
deux sous le siège. Nous nous armâmes de chaises
et de bâtons pour les assommer. A cet aspect leur
colère s’alluma, leurs yeux s’enflammèrent, et sou-
levés sur leur poitrine , sifflant avec fureur , ils
cherchèrent h s’élancer sur nous; attaqués avec plus
de rage encore , ils périrent sous nos coups redou-
blés. Heureusement que la femme n’avoit pas été
mordue par eux ; car ils étoient de l’espèce très-
vénimeuse qu’au Cap on nomme Kooper-Kapel ; et
elle eût péri infailliblement en peu de minutes.
140 VOYAGE
Tel est l’inconvénient dangereux des pays nou-
vellement habites : l’homme y voit sans cesse sa
tranquillité et ses jours attaqués par des insectes
incommodes, des bétes féroces, des animaux véni-
meux. Coché me prévint que le kooper-kapel ctoit
tort commun dans 1q canton que j’allois traverser.
D’après cet avis , je pris une résolution qui me pa-
rut nécessaire , ce fut de ne point passer les nuits
dans ma tente , mais de coucher dans mon chariot ,
où j aurois bien moins à craindre les visites redou-
tables de ces terribles hôtes.
Pendant que je concluois avec le fermier un mar-
ché pour quelques moutons, mes voituriers passè-
rentle Kruys; et jeme remis en route, en côtoyant
la rivière. Mais je ne pus faire ce jour là , que très-
peu de chemin, parce que nous eûmes toujours à
marcher dans les sables , et que nous passâmes et
repassâmes six tois le Kruys. Le lendemain ce fut
pis encore ; le sable étoit si haut et si mobile , que
les roues enfonçoient jusqu’au moyeux, et qu’il me
ftlloit, pour chaque chariot, ajouter quatre bœufs
aux douze qui composoient l’attcllage. Cet ainsi
que nous passâmes l’hjbitation de Josias Ingelbregt,
et qu’enlin nous quittâmes le cours tortueux du
Kruys , qui arrose ce pays maudit , et gagnâmes Swart-
bas-Kraal. Il est pourtant des hommes qui sont venu
habiter cette contrée sablonneuse et cultiver quel-
ques coins de terre moins stériles, qu’ils y ont trou-
ves; un nomme Hans Van Aart y av'oit une habi-
tation à Lange Valley ( Lac long ) , où je fus oblige
de passer la nuit; plus loin est celle d’Hermanes
Lauw. Je ne m’arrêtai point chez celui-ci, mais il
nous fallut camper sur un terrain aride , où je ne
trouvai pas un filet d’eaù pour abreuver mes bes-
tiaux. Chemin liiisant, j’avois rencontré une quan-
EN AFRIQUE. 14I
tité prodigieuse de perdrix ; j’en avois tué une tren-
taine que je destinois à mon souper et à celui de mes
gens. Ma coutume en pareille circonstance étoit de
taire bouillir mon gibier; j’avois souvent remarqué
que quand il étoit grillé ou rôti , la fumée des vian-
des, étant portée au loin par les vents, elle attiroit
autour de nous, pendant la nuit, beaucoup d’hicn-
nes et de jackals, qui, éventés et repoussés par mes
chiens, occasionnoient de la part de ces animaux,
des aboiemens si violens et si continus, qu’il ne
nous étoit pas possible de goûter un instant de som-
meil. Fauté d’eau, je ne pus cette nuit là faire bouil-
lir mes perdrix , j’en mis une sur le gril pour moi,
et j’abandonnai le reste h mes gens, qui les firent
rôtir enfilées h de petites broches qu’ils placèrent
autour du feu; mais ce que j’avois craint arriva.
Beaucoup de carnivores, alléchés parle fumet de
notre gibier, vinrent roder autour de mon camp ;
et mes chiens, aboyant apres eux, ne nous permi-
rent pas de fermer l’œil un instant.
A cette fatigue de la nuit, sc joignoit l’inquiétude
du lendemain. J’ignorois si nous serions assez heu-
reux pour trouver de l’eau; et je craignois qu’après
une journée de soif, mon monde et mes bestiaux
n’eussent à en souffrir une autre bien plus pénible.
Effectivement nous ne trouvâmes qu’un désert sa-
blonneux, couvert de bruyères et de joncs; mais
pendant que je me livrois à des réflexions affligean-
tes, je fus tiré de, ma rêverie par le cri d’un oiseau
qui passoit au-dessus de ma tête. C’étoit un canard
de montagne {Berg-Eend)^o\x plutôt un génie bien-
faisant, qui venoit ranimer mon espoir en m’annon-
çant une découverte sur laquelle je ne devois point
compter. ,
Persuadé que cet animal cherchoit l’eau et qu il
142 VOYAGE
ne manqucroit pas de s’abattre où il en trouveroît ,
je piquai mon cheval , et le suivis au grand galop
pour ne pas le perdre de vue. Ma conjecture étoit
fondée; apres quelques minutes de course, je vis
qu’il descendoit sur une haute et grosse roche dans
laquelle il s’engagea. J’y montai à pied, et trouvai
là un grand creux, formant un bassin naturel rempli
d’eau de pluie , dans lequel l’animal nageoit , plon-
geoir et s’abattoit gaiement.
Il m auroit été facile de le tirer; mais après le ser-
vice qu il vcnoit de me rendre, c’eût été de ma part
une ingratitude atroce. Seulement je cherchai à le
faire envoler , dans 1 espérance que , n’ayant pas
goûté assez long-tems le plaisir du bain, il iroit en
trouver quelqu’autre dans le voisinage, et m’indi-
queroit ainsi une nouvelle citerne. Pour cette fois
mon attente fut trompée; l’oiseau partir, à la vérité ;
mais efflirouché, pour la première fois de sa vie.
peut-être, il s’éloigna beaucoup, et bientôt je le
perdis de vue.
Du haut de la roche, j’avois fait signe à mes gens
d’avancer de mon côté; quand ils furent arrivés, je
leur donnai ordre de remplir mes jarres; j’en avois ,
quelques-unes dans meschariots; et certes, je n’eusse
pas manqué, au passage du Lange Valey, de les ap-
provisionner d’eau , s’il m’eût été possible de pré-
voir la sécheresse qui nous attendoit. Les jarres rem-
plies, je fis abreuver mes chevaux et quelques-uns
des anima.ux de ma caravane. Ceux-ci le mirent si
entièrement à sec , qu’aucun de mes pauvres bœufs
ne put boire. Mais je savois que les animaux rumi-
nans supportent plus long-teros la faim et la soif ;
et d’ailleurs, je me flattois d’avoir, avant la fin de
la joumée, quelqu’autre bonne fortune, pareille h
celle que nous venions d’éprouver, j’espérois en
EN AFRIQUE. 143
vain; nous ne parcourûmes pendant tout le jour,
qu’un désert aride. Dans l’après-diner, deux de mes
bœufs tombèrent épuisés de iassitude et de soif; et
il fallut les abandonner : tristes et douloureux pré-
sages des malheurs qui m’étoient destinés. Enfin, le
soir il fallut, comme la veille, dételler et camper
a sec, dansl’attente d’un sort plus triste encore pour
le lendemain.
Une forte averse, qui heureusement survint dans
la nuit, me rendit l’espérance; cependant, quelque
forte qu’elle fût , elle me paroissoit pour le moment
inutile à mes bestiaux, et je ne voyois point quel
soulagement pouvoit leur offrir une eau qui, h me-
sure qu’elle tomboit, disparoissoit et se perdoit aus-
sitôt dans les sables ; mais cette pluie, que je croyois
perdue pour eux , par un moyen dont je n’eusse ja-
mais soupçonné la possibilité , ils surent trouver à
la boire; et c’est ici que j’admirai la’sagacité de
l’instinct animal. L’eau en tombant sur eux, for-
moit des gouttes qui , par leur réunion découloient
le long de leurs corps en petits filets. Dès les pre- '
miers raomens de l’orage, ils s’étoient grouppés en
pelottons ; et dans cette position , serrés les uns con-
tre les autres, ils Icchoient et ramassoient chacun
sur le corps de son voisin, les filets qui en tom-
boient. Par ce secours inattendu , mes bêtes rafraî-
chies et désaltérées h la fois, reprirent des forces.
Mais ce qui ajouta beaucoup à mon étonnement,
c’est que les deux que j’avois abandonnées sur la
route , excédées et mourantes , s’y étoient ranimées
également et de la même manière, sans doute; tou-
tes deux étoient revenues au camp pendant la nuit;
et Klaas, qui se faisoit un plaisir d’être toujours le
premier à m’annoncer les bonnes nouvelles , vint
tout joyeux, au point du jour, me faire part de
celle-ci.
144 VOYAGE
Je n’avôis plus qu’une journée de chemin pour
arriver au Heere logement ( logis du seigneur) ; j’y
devois rencontrer, m’avoit-on dit, une source d’eau
très-abondante, une retraite fort agréable , des bos-
quets , des grottes chargées d’inscriptions et de des-
sins. Au portrait qu’on m’en avoit fait , il scmbloit
qu’une autre Angélique avoir visité ces beaux lieux.
Une Angélique! des inscriptions ! des dessins! un
Médor hottentot ! J’éloignai toute cette magie in-
vraisemblable et ne retint que l’espoir d’y trouver
la fontaine ; elle me dcvenoit'd’un besoin trop pres-
sant pour ne pas désirer d’y arriver avant la nuit.
Je la trouvai en effet; quelque respect qu’eût dû
m’inspirer pour elle la description qu’on m’en avoit
faite , tout mon monde et mes bestiaux en curent
bientôt troublé les eaux. Quant h la grotte, aux
inscriptions, aux liannes pendantes- en festons, h
notre approche, toute cette féerie s’évanouit. Seu-
lement , une grande et vaste caverne servit à mettre
h l’abri ma caravane et moi. Elle étoit spacieuse ,
et fort élevée ; nous pouvions enfin y être à cou-
vert , sans pourtant y être enfermés , étant entière-
ment ouverte du côté de l’ouest. Assise sur une
petite monticule, elle dominoit mon camp et la
plaine , dont la vue monotone et morte inspiroit la
tristesse et le découragement; enfin, elle s’adossoit
à la gi-ande chaîne des monts arides, qui, se pro-
longeant en amphithéâtre , offroit un aspect 'd la fois
effrayant et majestueux par leur nudité et les diffé-
rentes teintes d’ochre, de gris et de blanc qui co-
loroient leurs diverses parties. Les restes d’une
habitation , tombée en ruine , attestoient que le
propriétaire avoit été forcé d’abandonner ce lieu
sauvage et brûlé. Je m’arrangeai pour passer la nuit
dans la grotte; et je fus obligé de la partager avec
1
CAMPEMENT AU HEERK J.O GPiME N T ,
A. ûroiSfp <&, Z^et>f'e ^oyt^/ne^ià ,
EN AFRIQUE. 145
cîes ramiers et des choucas qui y arrivèrent à la
chûce du jour. Ils se perchoicnt par centaines sur
un arbre , dont la racine étoit implantée au sein
d’une énorme crévasse; une des branches de l’arbre
tapissoit le fond de cette salle naturelle.
Les dessins et les inscriptions se réduisoient à
quelques caricatures d’éléphant et d’autruche ; on
y lisoit les noms de trois ou quatre voyageurs, qui
probablement s’étoient autrefois arrêtés dans ces
lieux.
Quoique la fontaine se trouvât pourvue d’eau
plus abondamment que je ne l/avois espéré , mon
inquiétude n’étoit pas pour cela diminuée ; il nous
restoit à traverser encore de longues plaines de
sable, et tout m’annonçoit que je ne pourrois y
trouver aucune source d’eau. Cependant un rayon
d’espérance vint un moment dissiper ces craintes;
le matin deux gros nuages qui se levoient à l’ho-
rizon, et qui s’approchoient de nous, sembloient
nous promettre une pluie abondante. Hélas ! rien
de si fatal que ces nuages ne pouvoient s’oifrir à notre
vue. C’étoient des miriades de sauterelles ; insectes
voraces et destructeurs, que les vents emportoient
au loin. Leur aspect consterna tout mon monde;
ils ne nous annonçoient que la sécheresse et la
stérilité. Mon singe seul étoit étranger à la cons-
ternation générale ; il raontroit , au contraire , une
joie excessive, suivoit des yeux la direction des sau-
terelles, attendant avec impatience qu’il en tom-
bât quelques-unes qu’il pût saisir et croquer à son
plaisir.
Tandis que nous jouissions pour l’instant des ra-
fraîchissemens nécessaires, nous ne laissions pas de
nous livrer à nos recherches et travaux ordinaires.
Nous trouvâmes en abondance, parmi les rochers
Tome /. E
146 VOYAGE
et sur les montagnes qui nous cnvironnoient , de
petits quadrupèdes , qu’on nomme dans le pays
Dasse.n. C’est le daman de Buffon. Je savois déjà,
par expérience, que cet animal est un très -bon
manger. Après tout , pour les genS; qui ne vivoient
depuis long-teras que de bœuf et de mouton mai-
gre, c’etoie une occasion heureuse de varier notre
nourriture, et cette viande grasse , quelle qu’elle
fût, devoir être regardée comme un régal délicieux.
Mes gens la dévoroient des yeux , avant même
qu’elle ne fût en notre pouvoir ; nous nous mîmes
donc tous à la chasse des damans , et chacun de
son côté s’en procura autant qu’il put en rencon-
trer. Déjà, j’en avois tué quelques-uns, lorsqu’un
tournant une roche je fis lever une panthère , que
je tirai ; mais le plomb de mon fusil n’étant point
assez fort pour la tuer sur le coup, elle m’échappa;
cependant il étoit probable qu’ayant trouvé une
sorte de garenne pour fournir à sa nourriture, elle
y avoir fixé sa retraite , qu’elle ne s’en éloigneroit
pas , et que par conséquent , je devois l’y retrou-
ver; je battis donc les environs avec mes chiens,
et, en effet, je tombai sur son repaire, qui m’oifrit
plusieurs monceaux d’os de damans , et des débris
de plusieurs espèces de petites gazelles.
Cette découverte tue promettoit une double sa-
tisfaction : celle de tuer l’animal quand il revien-
droit au gîte, et celle de trouver dans les environs
du gibier pour ma cuisine, comme il en auroit
trouvé pour la sienne. Des deux plaisirs que je me
promettois, je ne pus en goûter aucun; ni moi ni
mes gens nous ne rencontrâmes de gazelles; peut-
être, la panthère les avoit-elle toutes détruites;
quant à celle-ci , j’eus beau passer très-ennuyeuse-
ment , deux heures de nuit en embuscade pour
1
EN AFRIQUE. 147'
l’attendre, elle ne parut point; ce qui me fit croire
que je l’avois réellement blessée, et qu’elle étoit
probablement allé mourir ailleurs.
En chassant, j’avois rencontré un Hottentot,
serviteur d’un colon du voisinage , pour lequel il
gardoit un troupeau de moutons. Quoique , parmi
mes bestiaux, j’eusse un certain nombre de mou-
tons aussi, cependant, la stérifité des contrées que
je coinmençois à parcourir me faisoit craindre qu’ils
ne pussent suffire à notre consomraadon. En con-
séquence , résolu de les réserver pour des besoins
plus pressans; je voulus en augmenter le nombre,
et en acheter du Hottentot. Il est vrai qu’en sa
qualité de gardien, cet homme n’avoit pas la li-
berté d’en disposer ; mais je lui en offrois un prix
si avantageux, qu’assurément son maître lui auroit
su gré du marché. Il s’y refusa constamn.ent , et
le seul parti que je pus tirer de sa rencontre, fût
de lui demander des instructions sur la route la
plus favorable et la plus courte qu’il me falloic
tenir pour gagner laRivièrc-dcs-Eléphans où je vcli-
lois arriver.
D’après l’ekime de ce pâtre, j’avois encore une
forte joumée de marche; mais cette journée, je
devois la faire tout d’une traite , et sans m’arrêter,
parce que je ne trouverois dans toute la route, ni
eau ni pâturage. Après la Riviere-des-Eléphans ,
mêmes inconvéniens m’attendoient , disoit-il , jus-
qu’au pays des Namaquois. Quoiqu’on fut dans la
saison pluvieuse , par-tout les pluies avoient man-
qué ; par-tout on éprouvoit une sécheresse effroya-
ble ; et jamais, de mémoire d’hom.me, cette partie
■âe l’Afrique n’avoit autant souffert.
Une pareille annonce m’alarmoit beaucoup, je
n’cntrcvoyois pour mon entreprise que des mal-
K a
148 VOYAGE
heurs ; déjà même , nous commencions à en éprou-
ver. Il n’y avoir pas encore six semaines que j’avois
quitté le Cap; et néanmoins mes bœufs se trou-
voient aussi fatigués , qu’ils l’avoicnt été après seize
mois de marche , dans mon premier voyage. Pour
leur donner le tems de se reposer et de prendre des
forces , je restai au Ileere-logement sept jours en-
tiers , pendant lesquels notre cuisine lit une telle
consommation de dassen ou damans, que mes Hot-
tentots mômes en étoient dégoûtés. Enfin , la guerre
que nous avions déclarée à ces pauvres animaux ,
cessa le 4 juillet. Je quittai le lieu, après avoir laissé
mon nom et la date de mon arrivée dans la grotte ,
selon l’usage des voyageurs.
D’après l’avis que m’avoit donné le pâtre, je
partis au point du jour ; et après une marche très-
fatigante , nous apperçûraes à la nuit tombante , de
dessus un point élevé où nous nous trouvions alors,
le Fleuve-des-Eléphans serpenter au-dessous de
nous, â une demie-lieue de distance; mais, comme
je savois par expérience ce qu’on risque pour des-
cendre des montagnes dans les ténèbres, je pris le
parti de camper sur la hauteur ; et malgré l’extrême
fatigue de mes attellages, d’attendre le jour, pour
gagner la rivière.
Elle étoit bordée , de chaque côté , par de très-
grands mimosas , et par diverses sortes de bois
blancs , de l’espèce du saule ; mais par-tout le ter-
rain étoit sec et brûlé , et il n’existoit pas même
de verdure sous les arbres. En vain, je parcourus
le long des bords, dans l’espoir de trouver, enfin,
quelqu’endroit moins aride , qui offrit un herbage
à mes bêtes ; je ne vis pas une seule touffe de gazon ;
et il fallut qu’elles se contentassent de quelques
plantes grasses et des feuilles des arbustes.
EN A F R I Q U E. 149
Il existoit cependant , à peu de distance de la ri-
vière , une maison , habitée par la veuve Van-Zeil
et sa famille. Quelques champs labourés me l’indi-
quèrent; je m’y rendis donc, et j’y reçus l’accueil
le plus amical; la veuve Van-Zeil me vendit quel-
ques moutons , et même quatre cents livres de ta-
bac, que je crus devoir ajouter k ma provision. Ce
tabac étoit de son cru ; je le payai sur le pied de
deux sous de Hollande la livre, ce qui fait, à peu
de chose près , quatre-vingt livres de notre monnoie
pour les quatre cents livres. J’achetai encore de
l’eau-de-vie, avec laquelle je remplaçai la quantité
qui avoir été bue jusques-lk. La veuve, dans l’en-
tretien que j’eus avec elle, me confirma ce que
m’avoit dit le pâtre Iiottcntot, sur la sécheresse
désastrueuse qui désoloit le pays; sécheresse, telle
que toutes les hordes de petits Namaquois avoient
quitté l'intérieur des terres , pour se rapprocher
des bords de la mer.
Par le spectacle que j’avois sous les yeux , je
pouvois juger de ce que devoir être la contrée dans
laquelle j’allois entrer ; et cependant je me flattois
encore, et cherchois, pour ainsi dire, à m’abuser;
tant ce qu’on souhaite avec ardeur paroît facile et
probable ! Si la contrée des petits Namaquois a été
privée de pluie , me disois-je à moi-même, peut-
être la disette d’eau n’a-t-ellc été que locale ; peut-
être les cantons situés au-delà, n’ont-ils pas éprou-
vés cette même sécheresse; peut-être ont-ils de
trop ce qui manque au leur. Ainsi , raisonnant
d’après des données vraisemblables , quoique très-
incertaines , je m’occupois des moyens de traverser
ce pays , dont l’aridité , toute effrayante qu’elle
étoit, pouvoit néanmoins n’etre pas une difficulté
invincible ; et j’espérai qu'à celui-là , en succède-
150 ■ VOYAGE
roit un autre plus humide , peut-être , et dont la
température et la fécondité me dédoramageroit do
toutes mes fatigues.
Quand la veuve Van-Zeil me vit déterminé à
partir, malgré scs avis et scs représentations, elle
me forma une petite provision de biscuit ; puis
chargea ses deux fils de me montrer le seul gué
où je pourrois traverser la rivière sans aucun risque
d’avarie pour mes effets; il fallut la descendre assezi
bas. Arrivés au passage où mes guides m’avoienc
conduit avec leurs bœufs, ils voulurent, par ami-
tié, me suivre sur l’autre bord, et passer même la
nuit avec moi; je m’y refustri, parce que le teras
tournoit visiblement à la pluie; je craignois que les
eaux n’augmentant tout-à-coup , ils ne puisent s’en
retourner. Bien me prit, d’avoir traversé la rivière
ce même soir ; car pendant la nuit il survint un
déluge d’eau , qui dura , sans interruption , trois
Jours entiers; et qui me flatta de quelqu’espoir pour
l’heureux succès de mon voyage ; sa violence fut
même telle, dès le premier moment, que je fus
obligé d’arrêter et de camper sur la rive même. Ma
bonne fortune me servit bien dans cette occasion;
un jour plus tard, il n’y avoir plus de gué à espérer
pour moi ; et je me fusse vu réduit à passer la ri-
vière sur des radeaux; moyen pénible, et qui eût
coûté à mon monde beaucoup de fatigues et à moi
bien du tems; sans compter qu’étant encaissée et
très-rapide, Fusage du radeau, dans un moment
d’inondation, avojt du danger.
t)ès le second jour les eaux grossirent au point
de gagner meis chariots ; Je fus forcé de porter mon
ca’up plus au large vers la plaine ; mais peut-être
si la Cfue fut survenue pendant la nuit, eût-il été
»
EN A R I Q U E. 151
emporté tout entier j et certes , notre vie auroit
couru les plus grands dangers.
Souvent j’avois entendu parler au Cap , des ris-
ques que court un voyageur dans cette partie de
l’Afrique , quand il campe trop près des rivières.
Les colons m’avoient même conté, sur ces dangers,
des histoires merveilleuses , auxquelles j’avois cru
faire grâce, en ne les regardant que comme exa-
gérées ; mais l’expérience m’a convaincu , à mon
tour , qu’elles ne l’étoicnt pas ; et mainte fois ,
campé par le plus beau teins possible , et même
après de U'ès-grandes sécheresses , près de petites
rivières , à une grande distance de leur cours ; il
m’est arrivé de les voir tout-à-coup , et en moins
de trois heures, par un orage qui avoit crevé plus
haut, s’élancer au-dessus des arbres de leur rivage,
inonder au loin les campagnes et former autour de
moi un vaste lac.
Il est donc prudent et sage pour un voyageur ,
de ne jamais camper près des rivières , qu’à une
hauteur où leurs plus gixindes crues ne le puissent
atteindre. Or , il est aisé de s’assurer de ce terme ,
par l’inspectiofl des arbres qui sont sur leurs riva-
ges. Dans leurs débordemens , elles entraînent des
roseaux et des herbes que les branches arrêtent;
ces dépôts y restent suspendus, et leur chevelure
pendante , est un témoin qui atteste jusqu’où les
eaux se sont élevées. Dans le jour, il est vrai, on
peut sans risque venir habiter à l’abris des arbres
du rivage; car ordinairement on ne trouve de l’om-
bre que là; au moins s’il survenoit un déborde-
ment, on n’y coun’oit aucun danger, puisque rien
n’empêcheroit de le voir ; miais rester là pendant
la nuit, ce seroit s’exposer imprudemment, etsuiv
tout durant la mousson d’hiver,
Iv 4
152 VOYAGE
La pluie enfin ayant cessé le troisième jour, je
me remis en marche ; et après avoir suivi pendant
trois heures le cours du fleuve en le descendant ,
j’arrivai au confluent d’une petite rivière , nommée
en Hottentot , et par les Hollandois .Dwars-
rivier (rivière qui traverse). Celle-ci, comme la
plupart de celles d’Afrique, ne coule que dans la
saison pluvieuse ; elle étoit si profondément encais-
sée dans l’endroit où nous pouvions la passer, que
nous ne l’apperçûmes qu’au moment où nous la
to'-'Çhions. Elle se jette dans celle des éléphans ;
et j ctois obligé de la traverser. Ce passage, à dire
le vrai , m’inquiétok beaucoup ; non , pour le Koï-
gnas lui-même, qui a peu de largeur, et qui, ne
recevant presque pas d’eaux étrangères, s’étoit peu
accrue par les pluies ; mais pour la difficulté d’y
descendre, à cause de la hauteur et de l’escarpe-
ment de ses rives. D'ailleurs, le terrain où nous
nous trouvions , étant une terre glaiseuse , les pluies
l’avoient rendu tellement glissant , que la descente
en devenoit très - dangereuse pour mes voitures.
Ainsi , sécheresse et pluie, tontine contrarioit, tout
sembloit combiné pour me présenter à chaque pas,
des obstacles nouveaux.
Klaas, voulant contribuer par ses soins à l’heu-
reux succès de notre passage , se chargea de con-
duire le premier chariot, et il se mit à la tête de
1 uttellage ; mais en descendant, le pied lui ayant
manque , il tomba ; et avant qu’il eut le tems de se
relever , non-seulement, la première paire de bœufs
le toula aux pieds, mais les quatre autres lui pas-
sèrent aussi sur le corps; heureusement je m’étois
apperçu de sa chute. Aies cris attirèrent à son se-
cours ses camarades, qui, favorisant par leur ré-
sistance , les efforts que faisoit le conducteur pour
EN AFRIQUE. 153
retenir les timoniers, arrêtèrent la voiture au mo-
ment où déjà elle touchoit les bords de la rivière ,
et alloit rouler sur le malheureux. Je 1 arrachai de
dessous les bœufs ; mais il m’est impossible de dire
tout ce que j’éprouvai de joie, quand, 1 ayant re-
m;s sur pied, et interrogé sur sa chîite, il répondit
qu’il ne se sentoit aucune blessure. Les bœufs ce-
p ndant lui avoient fait quelques contusions ; mais,
quoiqu’emportés par la descente, ces animaux , par
un instinct plein d’intelligence , l’avoicnt ménagé
autant que les circonstances le leur permettoient ;
et vraiment il y avoit de quoi s’étonner que tant
de pieds eussent passé sur lui sans le briser entiere-
ment.
Parv'cnu sur la rive droite du Koïgnas, je diri-
geai ma marche , selon l’indication que m avoit don-
née la veuve Van-Zeil, vers le Vleermuys- Kiip
la roche aux chauve-souris). Mais , en avançant,
j’apperçus la trace toute fraîche d un lion ; cette
découverte, qui, depuis mon départ du Cap , etoit
la première de ce genre, m’avertissoit detre sur
nos gardes dans notre campement de nuit; 1 animal
se trouvoit dans les fourées de la rivière , au moment
de notre passage; et sans doute le bruit de ma ca-
ravane l’avoit déterminé h fuir en plaine. Je me mis
à sa poursuite avec un de mes chasseurs et quelques
chiens ; nous le suivîmes même pendant une partie
de la journée ; mais l’approche de la nuit et la
crainte de m’égarer dans l’obscurité lorsque je ne
pourrois plus distinguer la trace des roues de mes
voitures, me forcèrent de revenir à mon camp.
Swancpoel, pour diriger ma marche et pour me
fournir une sorte de fanal, avoit fait allumer les
feux plutôt qu’à l’ordinaire. J’ai déjà dit que notre
coutume étoit d’en allumer plusieurs tous les soirs;
154 VOYAGE
ils nouç scrvoient tant k nous garantir du froid de la
nuit , qu’à écarter les animaux dangereux et nuisi-
bles; mais, cette fois, ils nous en attirèrent d’une
espèce particulière , dont il ne nous fut pas possi-
ble de nous défendre. Cette roche des chauve-sou-
ris , au pied de laquelle nous étions campés, en con-
tenoit réellement ( et c’est ce qui lui en avoit fait
donner le nom ) des quantités innombrables. EflFa-
rouchés par une clarté qui leur étoit nouvelle , ces
animaux faisoient, dans leurs repaires, un bruit ef-
froyable qui déchiroit le timpan; d’autres, ensiflant,
venoient par centaines, voltiger autour de nous, et
nous souflettcr le visage avec leurs ailes. En Vain ,
on chcrchoit à s’en défendre, la nuée menaçante ne
feisoit qu’augmenter , et de toutes parts on étoit frap-
pé. Peut-être qu’en me retirant dans mon chariot,
j’aurois pu, k la faveur de l’obscurité, me garantir
de leurs Insultes; mais comment échapper aux cris
perçans de cette multitude immense qui s’égosilloit
dans les rochers. Mes bêtes elles-mêmes, en étoient
inquiétées autant que nous. Tout m’annonçoit une
nuit fâcheuse et sans espoir d’un sort meilleur. Dans
cette position désolante, je ne vis qu’un seul parti
à prendre, celui de lever le camp et d’abandonner
le champ de bataille à ces ennemis tenaces.
En conséquence, je donnai mes ordres; on plia
les tentes, on attela, et nous allâmes camper, tou-
jours en descendant la Rivièrc-des-Eléphancs , à un
endroit nommé en hottentot Krekenap , et en hol-
landois Back-hoove,
Malgré l’humeur que devoir nous donner ce dé-
carapement nocturne , et l’aventure qui l’occasion-
noit, j’étois très-aise d’aller en avant, dans l’espé-
rance de trouver un pacage avantageux pour mes
bêtes, qui, toutes, étoient réduites à un état dé-
EN AFRIQUE. 1 55
plorable, et sur tout les bœufs et les chevaux qui,
depuis le Hecre-logeuient, uourris de plantes gras-
ses, les seules que la sécheresse eut épargnées,
aveient tous un dévoiement dont j etois fort inquiet.
Je leur donnai, pour se refaire, quelques jours de
repos ; moi , pendant ce tems , voulant mettre à pro-
fit ma station , je pris le parti de parcourir le voisi-
nage et de chercher à connoitre le pays, et sur-tout
rembouchure de In. Rivièrc-dcs-Elephans, ejui, se-
Ion les renseignemens qu’on m’avoit donnés, ne
pc uvoit être que peu éloignée de mon nouveau
camp.
Klaas , quoiqu’il ressentit encore quelques dou-
leurs de sa chûte, voulut absolument m’accompa-
gner. Je partis donc avec lui et trois autres de mes
gens , au nombre desquels étoit un de ces Hotten-
tots que lui-même avoit mis h mon sendee, et qui
fut chargé de ma canonnière , seul équipage que je
crus nécessaire d’emporter avec moi. Mon inten-
tion étoit de cotoyer le fleuve en suivant son cours;
et jccomptois abréger ainsi ma route, puisque je
courois moins le risque de m’égarer; mais les pluies
des jours précédens avoient tcllen’tnt fr.it g^onflet la
rivière, qu’en beaucoup d'endroits elle avoit dé-
bordé et formoit, sur-tout dans les lieux bas, de
vastes lacs'. Ces amas d eau qui , souvent sc présen-
toient à nous, nous obligeoient h de longs circuits,
qui rctardoient de beaucoup notre marche. Aussi
me fallut-il employer, pour arriver îi la mer, plus
de tems qu’il ne m’en eût coûté dans d’autres cir-
constances. Cependant je ne voulois point changer
de route, parce que les lacs dtoient couverts d’une
multitude infinie d’oiseaux aquatiques de toutes es-
pèces, et spécialement de mouettes, d’hirondelles
de mer et de phénicopthères, qui s y trouvoient par
piilUons.
156 VOYAGE
Je devois rencontrer dans cette foule innombra-
ble, des objets nouveaux, dignes d’augmenter ma
collection; j’en tuai effectivement plusieurs, entre
autres , un oiseau charmant , haut d’environ trois
pieds, qui, aujourd’hui, fait partie de mon cabi-
net. Sa tête et sa gorge , entièrement dégarnies de
plumes , sont enveloppées d’une peau du rouge le
plus éclatant , terminé pai* une bande d’un beau
jaune citron , qui sépare la partie nue d’avec celle
qui est emplumée; les couvertures des ailes, rayées
largement d’une belle couleur violette , agréable-
ment nuancée, sont frangées par une bande blan-
che, dont les barbes épaisses et soyeuses , mais
isolées les unes des autres, imitent parfaitement un
riche effilé; les pennes des ailes et de la queue sont
d’un noir verdâtre à reflet violet ou pourpré, sui-
vant qu’elles reçoivent le jour plus ou moins obli-
quement; le reste du plumage est d’un beau blanc ;
le bec long, et un peu arqué, est jaune, ainsi que
les pieds. Cet oiseau appartient au genre des Tbis,
dont nous connoissons déjà plusieurs autres espèces.
Arrivé enfin avant la nuit sur les bords de la mer,
je fis dresser ma canonnière et allumer du feu;
mais, malgré notre extrême fatigue, aucun de nous
ne put se livrer au sommeil : le vent de mer étoit
si piquant et le froid si excessif, qu’il nous fallut
passer la nuit entière à nous chauffer. Cet état de
souffrance me faisoit attendre impatiemment le point
du jour; aussi, des qu’il parut, me mis-je enquête
avec trois de mes gens, en remontant les bords de
la mer.
Ils s’éloignèrent bientôt de moi, et allèrent fur-
reter les dunes, dans le dessein d’y trouver soit
quelqu’oiseau , soit quelqu’animal qui me fut in-
connu, soit tout autre objet extraordinaire, digne.
EN AFRIQUE. 157
en un mot, de piquer ma curiosité. lisse donnèrent
beaucoup de peine; mais leur zèle fut sans succès :
toutes leurs recherches aboutirent h la découverte
de quelques gazelles ( reebock ) , sur lesquelles ils
tirèrent, et qui, fuyant de mon côté, venoiént se
prendre au filet en passant l’une après l’autre dans
l’endroit où j’étois. 11 ne tenoit qu’à moi de tirer
aussi sur elles; mais, en ce moment, j’étois occupé
h observer une quantité prodigieuse de vautours et
d’autres oiseaux de proie de toute espèce, que je
vis tournoyer et voltiger dans les airs , puis s’abat-
tre à un quart de lieue devant moi. Cependant mes
gens avoient tué deux gazelles ( steen-bock ). Peu
sensible à cette conqujéte , jedévorois des yeux les
oiseaux carnivores que j’avois apperçus , et donc
l’afiîuence augmentoit sans cesse; mais ma curio-
sité redoubla encore lorsqu’on m’eut assuré que ces
oiseaux étoienr probablement attirés par les éma-
nations d’un éléphant mort , ou de quelqu’animal
semblable , qui leur servoit en ce moment de pâ-
ture.
En effet, lorsque nous nous fûmes approchés ,
nous vîmes sur le rivage un cachalot, long de qua-
rante à cinquante pieds. Il étoit à plus de cent pas de
la mer , et sans doute avoit été jetté là par les va-
gues. Certes, la mer avoit éprouvé une terrible
tourmente pour lancer, à cette distance, une masse
aussi énorme. Elle étoit attaquée par différens oi-
seaux carnassiers : par beaucoup de corbeaux, et
sur-tout, par diverses espèces de ces petits quadru-
pèdes du genre des fouines et des putois, qu’on dé-
signe , au Cap, sous le nom général Miiys-Hond.
Tous la rougeoient à l’envi; déjà même, elle étoit
en partie dévorée ; cependant notre approche trour
bla la gaieté de ce bon repas : les oiseaux s’env»-
158 VOYAGE
lèrcnt; les muys-honden s’enfuirent; il n’y eut que
les corbeaux , genre de carnivore plus opiniâtre que
tout autre, qui ne voulurent pas quitter leur proie,
et qui même, sans s’elFrayer de notre visite , voloient
autour de nous et sur nos têtes , en poussant des
croassemens affreux.
A plus de quinze pieds autour de la baleine, le
sable étoit imbibé de son huile, que la chaleur du
soleil faisoit découler. La perte de cette graisse ,
ai nsi répan due, paroissoitaiBiger beaucoup mes Hot-
tentots ; ils regrettoîent de n’avoir point à leur por-
tée, l’un de mes chariots avec une douzaine de bar-
riques pour les remplir de cette huile , qui eût lait
leur bonheur pendant toute la route. Cependant ,
comme un grand désir éveille bientôt l’industrie,
ils songèrent à leurs gazelles , et me demandèrent
la permission d’en disposer; puis, retournant au
lieu où ils les avoient cachées , les écorchèrent ,
s’en firent des outres , dont chacune pût contenir
jusqu’à quarante livres d’huile.
je chcrchois pour mon compte à tirer parti du
cachalot. En l’examinant avec attention, je m’étois
apperçu que différentes sortes de scarabées se pro-
menoient sur cet immense domaine de charogne,
et s’occupoient aussi à la ronger. J’en comptai de
quatorze espèces; je me mis à chasser tout ce mon-
de, et quelques individus choisis de chaque espèce
furent à leur tour immolés à mon appétit : j’en en-
richis mon petit magazin. Ce dépôt étoit une boîte
de sapin, légère et plattc, que ic portois au-dessus
de la calotte de mon chapeau; afin qu’elle s’y adap-
tât mieux, clleavok, comme le chapeau lui-même,
une forme ronde, et s’y trouvoit assujettie, ainsi
*“qu’ ombragée par les plumes d’autruche dont j’avois
coutume d’orner ma tête.
I
EN AFRIQUE. 159
Plus satisfait de ce que j’avois recueilli que de
riniiuense provision d’huile qu’avoient fait mes
Hottentots, je revins à ma canonnière qui étoit gar-
dée par un de mes gens; mais en route, je vis dans
les dunes beaucoup de fumées d’éléphant , ce qui
me fit croire qu’il y en avoit une grande quantité
dans le canton , et que la rivière , à bon droit, .
portoit le nom de ces animaux. Il est vrai qu’au-
cune de ces fumées n’étoit fraîche ; mais j’en con-
cluai que les éléphans habitent ordinairement la rive
droite du fleuve sur laquelle j’étois, et que forcées ,
dans cette saison, par la sécheresse, à quitter ce
canton devenu stérile , ils avoicnt passé sur la rive
gauche qui, sans doute l’étoit moins.
Au reste, ce n’étoit là que des conjectures; peut-
être même la vraisemblance devoit-dle me porter
à croire que ces animaux, sans avoir changé de ri-
vao-e, s’étoient porté plus avant dans l’intérieur des
terres; néanmoins, l’envie d’en rencontrer quelques
troupeaux , et de les chasser , échauffa tellement
mon imagination, qu’elle faillit à me perdre sans
retour, avec le meilleur Hottentot de ma caravane;
je vais conter en détail cette fameuse extravagance-
II ne s’agit de rien moins ici , que de passer avec
armes et bagage, et le monde qui m’accompagnoit,
un fleuve considérable j accru par les débordemens,
et de m’aller établir à l’autre rive.
J’avois heureusement avec moi des nageurs ex ■
ceilens , et le trajet du fleuve , quel que fut sa lar-
geur , ne les inquiétoit pas ; il n’en étoit point ainsi
de moi. On se rappelle qu’en poursuivant un aigle
sur les bords du Queur-Boom , j’avois , dans mon
premier voyage, imprudemment risqué mes jours;
instruitparlc péril, je ra’étois efforcé de me livrer
à l’exercice de la natation ;en effet je n’y manquois (
l6o VOYAGE
guère, pour peu que l’occasion s’en présentât;
mais je n’étois encore qu’un foible apprentif, et
ne me sentois point du tout la force d’affronter
un fleuve débordé, extrêmement rapide, et d’une
largeur demésurée. Je pris donc conseil de mes
gens sur le parti qu’il y avoit à suivre et sur les
moyens les plus prudens et les plus sûrs de réussir.
La première idée qui s’offrit h nous fut celle
d’un radeau ; elle étoit la plus naturelle et la plus
commode ; j’en avois fait autrefois l’expérience avec
succès sur des rivières , à la vérité , moins dange-
reuses. Me fiant ici entièrement sur la force de mes
nageurs, j’imaginai qu’il leur seroit aisé de traîner
le radeau vers l’autre rivage ; mais , en examinant
les difficultés de plus près, nous craignions, avec
raison , que le radeau présentant une grande sur-
face , il n’y acquit un mouvement qu’il ne seroit
pas possible aux nageurs de vaincre et de diriger.
Il falloir pourtant composer, ou trouver un corps
quelconque qui me portât, et qu’ils pussent con-
duire : or, c’est ce qu’aucun de mes Hottentots
n’imaginoit. Comment leur esprit eût-il été fécond
en ressources dont aucun d’eux n’avoit besoin ; et
pourquoi se trouvoit-il là un Surinamois , élevé à
Paris, qui ne sût point nager? La mal-adresse étoit
ici mon lot h moi seul ; il falloit donc bien que je
fisse les frais de l'invention. Voici l’expédient au-
quel je m’arrêtai : je proposai de lancer h l’eau un
tronc d’arbre que j’enfourcherois ; et mes quatre
compagnons, de crier à la fois que si j’avois le cou-
rage de m’y fier, ils répondoient, sur leur tête, de
me faire arriver à l’autre bord.
Cette assurance augmentoit mon courage ; je
n’hésitai donc plus ; il ne s’agissoit que de trouver
le tronc d’arbre le moins incommode pour exécu-
ter
EN AFRIQUE. i6l
ter le tour de force. Ce n’est pas que le rivage n’en
offrit une grande quantité : l’inondation (comme
cela arrive dans ces pays où les plantes et les arbpes
parcourent leur cercle de vie , périssent de bout et
se dessèchent sur leurs racines); l’inondation en
avoit déraciné, charié et jette un grand nombre le
long du rivage ; il en étoit couvert ; mais la plu-
part avoient encore leurs branches, et parmi ceux
qui s’en trouvoient dépouillés, les uns étoicnt trop
courts, les autres trop longs, d’autres trop gros
ou trop minces. Il fallut s’arrêter à celui qui nous
parut le plus favorable , et ce n’est qu’après avoir
remonté la rivière pendant un assez long espace,
qu’ enfin nous le trouvâmes. Cette contrariété, qui
excitoit fortement nos murmures, tandis que nous
en faisions la recherche , fut cependant ce qui nous
sauva la vie.
Notre première opération fut de mettre le tronc
à flot, d’attacher en avant deux courroies, par
lesquelles les nageurs pussent le tirer. Leurs kros
et ma canonnière , après avoir été roulés , furent
attachés et fixés vers le milieu de sa longueur;
après quoi , de chaque côté de ce paquet , je fis
amarrer et solidement attacher les deux outres
qu’on avoit remplies d’huile : elles servoient non-
seulement à alléger le poids de la machine, mais
encore à l’empêcher de tourner sur elle-même, et
de me faire chavirer.
Il restoit de plus à trouver un moyen de trans-
porter nos poires h poudre , et nos vivres , mais
sur-tout à les préserver de l’eau. Je me chargeai
de ce soin. J’imaginai qu’il me seroit possible de
tenir les fusils appuiés sur mes épaules ; quant aux
poires, j’en eus bientôt fait un collier, que je me
mis autour du cou ; ma montre y fut aussi attachée.
7 orne I. L
i 62 voyage
Tout étoit prévu, disposé pour ce périlleux trajet.
C’est dans ce grotesque accoutrement que je vais
gagner mon arbre ; j’entre dans l’eau, à cheval sur
mon bâton , je prends mon à-plorab comme sur
une selle, c’est-à-dire, sur les paquets et entre les
outres; mes nageurs se lancent, entraînent la frôle
voiture, et son trésor, et son mannequin; enfin,
nous voilà à la merci des eaux.
Tant de précautions dévoient me rassurer contre
tout accident. Aussi je me vis à l’eau sans crainte;
cependant pour ménager mes nageurs, qui, dans
un si long trajet , avoient besoin de conserver
toutes leurs forces , j’étois convenu avec eux qu’il
n y en auioit que deux pour me h^Ier à l’avant,
tandis que deux autres, appuyés sur le derrière’
nageroient seulement des pieds , et pousseroient
l’équipage; etqu’ainsi, tour à tour fatigués, ils se
relayeroient et se soulagcroicnt mutuellement : plai-
sans Tritons qui, bientôt, vont donner de grandes
inquiétudes à leur Neptune? ^
D’abord notis allions h ravir, parce que la por-
tion du fleuve qui étoit débordée , n’avoit presque
pas de mouvement, et que par conséquent elle
offroit peu de résistance; les nageurs me halloient
sans peine; ils plaisantoient môme sur la crainte
qu’ils avoient eue de ne pas réussir; je m’égayois-
moi-même , à mes propres dépens ; je ne pouvois
m’ empêcher de rire de mon attitude roide et guin-
dée , de mes deux bras en l’air , armés de leurs fou-
dres,^ de la fraise que j’avois autour du cou, de
l’équipage enfin qui, entourant ma ceinture, ser-t
voit comme de lest et de contre-poids à la plus
bizarre de toutes les voitures; mais combien la
scène changea, et quel ton différent elle vint im-
primer à l’accent de nos voix.
L’assagi; de ea riviere desejj^phants.
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E N A F R I Q ü E. • 163
A peine fCiines nous entrés dans le courant , que ,
sa rapidité l’emportant sur nos efforts, nous nous
vîmes peu h peu dériver ; et bientôt sa violence fut
telle, que , malgré tour le courage avec lequel mes
nageurs luttoient et coupoient les eaux , nous nous
vîmes entraînés rapidement vers la mer.
C’en étoit fait de nous si ce malheur fut arrivé ,
et je perissois infailliblement. Ma bonne étoile vou-
lut que le vent qui venoit du large, retardât notre
perte en s’opposant un peu à notre dérive , et nous
repoussant à-mout; mais en meme teins, il élevoit
des vagues qui nous cmpcchoient d’avancer, et qui ,
sans cesse, nous couvroient d’eau; de irftinièrc qu’à
chaque instant nous disparoissions les uns pour les
autres.
Par un inconvénient qu’il n’avoit pas été possi-
ble de prévoir et auquel il n’y avoir plus de remè-
de, le tronc, que jusqu’alors on avoit tenu sans
peine dans sa direction horkontale, tout -à-coup,
changea de disposition; tantôt, poussé avec vio-
lence vers les deux nageurs de l’avant, et les cour-
roies redevenues lâches, il rendoit leur marche
inutile; tantôt, par un mouvement contraire, roi-
dissant sur les courroies, il secouoit rudement les
nageurs et les tiroir en arrière ; mais ce qui étoit
le plus désastrueux , c’est que le fatal tronc d’ar-
bre souvent s’enfonçoit par un bout, tandis qu’il
SC relevoit par l’autre , et se présentoir ainsi très-
défavorablement au fil de l’eau; ce qui, d’un autre
côté, rendoit inutile la manœuvre des deux nageurs
de l’arrière; et telle étoit ma position, que, mal-
gré mon escorte, je me voyois livré à la merci des
flots, tournant, sautant à leur gré, dérivant de plus
en plus, prêt à perdre en un mot l’équilibre.
Le danger étoit pressant ; les deux nageurs de
L e
104 . VOYAGE
i’arricre quittèrent à propos leur poste, et, s’élan-
çant aux côtés des deux autres , ils se saisirent des
courroies pour les seconder dans cette lutte ef-
fraj'ante. Pour moi, quoiqu’ayant beaucoup de
peine à me tenir sur mon support, je ne laissai
pas que de favoriser des pieds leurs efforts; ces
braves gens en faisoient d’inimaginables. Le danger
où ils s’etoient engagés par attachement pour moi,
l’assurance qu’ils m’avoient donnée de me porter à
l’autre bord, leur faisoient un devoir de périr ert
espérant toujours de me sauver. Ils déployoient
des forces sur-humaines; néanmoins, je commen-
çois à désespérer, et la dérive qui devenoit de plus
en plus rapide, et nous approchoit nécessairement
de la mer , ne me laissoit d’autre perspective que
d’abandonner le tronc, mon collier, mes fusils,
tout l’équipage, et de me jetter à la miséricorde
de mes Hottentots , afin de gagner au milieu d’eux ,
soit le rivage où nous tendions, soit le rivage d’où
nous étions partis.
Au juilieu des plus vives alarmes que j’aie éprou-
vées de ma vie , le croira-t-on ? une consolation
douce venoit en adoucir un peu' l’horreur. J’ai
fortement éprouvé dans cette rencontre, combien
nos maux diminuent lorsqu’ils sont partagés ; et
quelqu’inquiétude que m’inspirât la vue de mes
braves , qui se sacrilioient pour l’amour de moi, et
couroient à une mort certaine plutôt que de m’y
abandonner seul, leur action généreuse rendoit ces
derniers momens moins amers : je périssois après
avoir épuisé tous les secours de l’amitié.
Cependant ces pauvres Hottentots , exténués ,
haletans, s’encourageoient encore d’une voix foi-
ble ; aucun d’eux ne lâcha les courroies attachées à
mon arbre , aucun ne cessa de ilager et d’opposer
EN AFRIQUE. 165
du moins quelque résistance au courant, en subs-
tituant de la sorte l’adresse à la force , et tirant tout
le parti possible de la circonstance. Au nombre de
ces Africains, il y en avoit un dont les services
étoient aussi nouveaux pour moi, que je l’étois
pour lui; il ne le cédoit point à ses camarades en
zèle et en courage , et je crois qu’il se scroit laissé
entraîner à la mer un des premiers.
Nous y touchions , lorsque je m’apperçus , 'à la
diminution de résistance, que nous avions .passé la
plus grande roideur du courant, C’est alors qu’ils
ramassèrent le peu de forces qui leur étoient res-
tées, et qu’enfin, se retrouvant en plein calme,
ils commencèrent h respirer, et gagnèrent le rcsac,
qui bientôt nous permit d’aborder la terre. Le pre-
mier qui la sentit , l’annonça par un cri de joie
qui fut répété par les trois autres. Je voudrois pein-
dre en vain l’émotion générale qui se fit sentir en
ce moment parmi nous. Je sautai sur le rivage; et,
débarrassé de l’attirail grotesque qui avoit tour i
tour excité nos plaisanteries et nos alarmes , je me
jettai au cou de mes libérateurs, qui m’embrassè-
rent avec transport.
Notre premier soin fut d’allumer un grand feu :
nous étions transis , autant par l’effet de la terreur
que par l’impression de l’eau ; nous fîmes sécher
nos vêtemens. Mes nageurs , par une prévoyance
très-heureuse , s’étoient pourvus d’une calebasse
pleine d’eau-de-vic. Quelqu’aif toujours été ma
répugnance pour cette liqueur, j’en bus un coup
avec délice; elle remonta mes fibres, et me rendit
mon existence première. Nos fusils, que j’avois été
contraint de poser et d’amarer sur mes genoux,
afin de me cramponer des mains sur le fatal tronc,
lors de scs fréquens mouvemens , avoient été mouil-
i66 voyage
lés ; je m’empressai de les essuyer. Quoique j’eusse
vingt fois été couvert par les lames, heureuse-
ment l’eau n’avoit pénétré ni dans les poires à
poudre, ni porté atteinte à ma montre. Que je me
sus bon gré d’avoir eu assez de présence d’esprit
pour n’abandonner pas mon tronc d’arbre ! Je n’ai
pas besoin de dire combien m’eût été funeste la
perte de mes fusils , ainsi que de ma canonnière j
non-seulement je n’aurois pas rempli , sur la rive
où je venois d’aborder, le but que je in’étois pro-
posé; mais je ne pouvois remplacer ces fusils par
d’autres, et mon voyage eût été singulièrement
dérangé par cette privation.
Mais je n’étois occupé dans ce moment que du
bonheur d’avoir échappé à un péril aussi éminent;
je n’en vis bien toute l’immensité, que lorsque je
pus mesurer des yeux les deux rives. C’est alors
que je fis de sérieuses réflexions sur mon extrava-
gance et sur le péril où j’avois entraîné mes com-
pagnons. A la vue du trajet, je frissonnois d’épou-
vante. Ce n’étoit pas un fleuve que j’avois traversé,
c’étoit un vaste débordement , dont à peine ma vqe
pouvoit mesurer l’étendue. Il ne m’est pas possible
de rien dire de positif sur sa largeur, puisque je
n’avois point d’instrumens pour le mesurer; mais
on pourra l’apprécier, lorsqu’on , saura , que , de-
puis le moment où nous quittâmes terre jusqu’à
celui où nous abordâmes , je comptai à ma montre
trente et quelques minutes. Il est vrai que la force
et la rapidité du courant nous avoir beaucoup nui,
en nous entraînant au fil de l’eau, et par conséquent
avoit retardé d’autant notre traversée.
Lorsque je vis mes gens un peu remis , je son-
geai à des témoignages de rcconnoissance plus ef-
EN AFRIQUE. 167
ficaces , et les engageai à me demander avec fran-
chise , tout ce qui pouvoit leur faire plaisir.
Klaas en ce moment étoit assis auprès de moi ,
me serroit les mains, et me témoignoit par les plus
grandes marques d’affection, toute la joie qu’il res-
sentoit d’avoir encore une fois contribué au salut
de mes jours. Mais j’ai, dit-il, une grâce à vous
demander. Si vous croyez qu’en cette occasion
Jonkcr (c’ctoit le nom de mon nouveau Votten-
tot ) se soit montré un brave garçon , je vous prie
de lui donner un fusil. C’est moi qui vous l’ai
amené , et c’est moi qui vous réponds de lui ; soyez
sûr qu’il ne vous en fera point repentir.
Pour entendre ceci , il faut savoir que dans la
distribution de mes armes h. feu , je m’étois fait à
moi-meme des loix très-sévères ; tous mes gens ,
indistinctement, n’en portoient pas; je n’avois ac-
cordé cette sorte de faveur qu’à ceux d’entre eux
dont le caractère m’étoit bien connu , et qui s’é-
toient distingués par leur fidélité , autant que par
leur courage et leur adresse; ceux-là avoient seuls
le nom de chasseurs; chaque mois je leur donnois
pour paie un ducaton (j à-peu-près neuf livres);
tous les autres ne recevoient qu’un rixdaler , qui
vaut un tiers de moins. Cette paie , pour des hom-
mes qui n’avoient pas, dans le voyage, une occa-
sion de le dépenser, joint aux autres petits profits
que je me reservois de leur accorder j^ar la suite ,
ne laissoient pas que de leur prom' ttre beaucoup
de douceur pour le moment de notre retour au
Cap.
Je promis h Jonker tout ce que Klaas venoit de
me demander pour lui; c’est-à-dire , de lui donner,
dès que nous serions de retour à mon camp du
Krekenap , un fusil avec le fourniment complet ,
L 4
l68 VOYAGE
et des munitions. J’ajoutai une autre faveur à celle-
ci , en le nommant l’un des conducteurs de mon
chariot maître ; ce qui , réuni à sa paie de chasseur,
augmentoit son traitement de près de moitié : c’est
ainsi que je jouissois de la douceur de décerner des
récompenses et d’accorder de l’avancement à mes
compa^^ons sans l’influence d’aucune basse intri-
gue, d aucune recommandation insidieuse , qui me
forçasse à erre prodigue envers les uns et avare oa
injuste envers les autres. Je régissois enfin ma petite
caravane heureusement sans le concours de ces
plats intrigans , qui, infatués de Iqur savoir, et se
fourant par-tout, s’arrogent le droit , de juger en
dernier ressort du mérite des autres.
Tant de distinctions et de bonheur à la fois , cora-
bleicnt de joie le pauvre jonker; il ne savoir com-
ment exprimer sa reconnoissance. Possesseur d’un
fusil ^ conducteur du chcirioc de son maître ^ j^cn
avois fait tout au moins un grand d’Espagne; il ne
restait plus qu-à lui accorder l’honneur de monter
dans les voiuires. A entendre cet Hottentot, il avoir
toutes les dispositions nécessaires pour devenir un
gland chasseur; car il se sentoit, disoit-il , le désir
d être un jour un très-habile tireur ; et quoiqu’il eût
eu ties-rarement 1 occasion d’exercer ses talens en
cc^genre, iPse voyoit déjà presqu’autant d’adresse
quen avoient scs camarades les plus adroits; bref,
il nous paria si long-tems et si naïvement de la
manicre dont il s’y prendroit pour tirer juste, que
ses camarades, qui le connoissoient, le plaisantè-
rent et s amusèrent beaucoup à ses dépens. Te vis
tout ce n'^onde en si belle humeur, que j’imaginai
d en venir a 1 essai, et je proposai de tirer au blanc;
bien ceitam que le nouveau chevalier m’apprête-
roit beaucoup à rire. Ses crois compagnons étoient
EN AFRIQUE. 169
d’excellens tireurs 5 pour lui, son coup fut tel, qu’on
eût été plus en sûreté au bttt que par- tout ail-
leurs.
Comme je le vis décontenancé , qu’il prenoit la
chose au sérieux, et qu’il craignoit même que sa
mal-adresse ne me fit retirer ma promesse , je m’em-
pressai de le rassurer ; je consolai son amour-pro-
pre , en lui protestant que dans les premiers jours
où je ni’étois exercé à manier un fusil , j’avois tiré
bien moins juste encore, et qu’avant peu, avec
l’ardeur qu’il montroit pour la chasse, il scroit.à
coup sûr un bon tireur; je n’en aurois pas dit au-
tant de nos élégans petits maîtres, et particulière-
ment de nos beaux esprits h lunettes.
Ce que je lui avois annoncé se vérifia par la
suite ; car jonker devint en effet le plus intelligent
et le premier de mes pourvoyeurs. Quelques ré-
flexions rendront cette particularité très-sensible :
il n’en est pas de la chasse en Afrique comme en
Europe ; là, le talent du chasseur ne consiste point,
comme ici , à avoir seulement la main sûre et le
coup-d’œil juste; avec cette qualité il doit encore
en posséder d’autres plus essentielles , et sans les-
quelles celle-ci deviendroit presque inutile contre
les rusées gazelles du désert : il faut une excellente
vue pour découvrir le gibier dans le plus grand
éloigncn'ient , afin de l’appcrcevoir avant d’en uA oir
été vu; et mettre beaucoup d’intelligence pour le
leurcr, lui donner le change , et sur-tout posséder
un corps souple , capable de se prêter à toutes sortes
de positions, pour ramper patiemment pendant Icng-
tems, et à de mès-grandes distances s’il le faut,
pour parvenir h sa portée sans être découvert. Voilà
ce qui est spécialement nécessaire aux bons clias-
seurs africains , et ce qui leur donne cette rare qua-
i
170 voyage’
lire si bien appréciée par les colons et les Hotten-
tots , qui les distinguent par le nom de Wild-Bek-
niyper, ce qui équivaut à rampeur de gibier. Tel
bon bekntypcr , quoique ne sachant pas si bien tirer
qu’un autre chasseur qui ne posséderoit pas son
talent , ne laissera pas cependant que de tuer plus
de gibier que lui ; vu que , par son adresse , il saura
se traîner et s’approcher si près d’un animal quel-
conque , qu’il seroit impossible , même au tireur
le plus mal-adroit , de le manquer. Les Boshjesman
passent généralement pour être les meilleurs bek-
ruypers; niais j’ai été mainte fois à portée d’admirer
la meme agilité dans jonker.
Sa vue etoit si perçante ^ qu a une distance énor-
me , il distinguoit une gazelle couchée ; tandis que
souvent moi, avec ma lunette, je ne l’appcrccvois
pas. Il n’y avoit dans toute ma caravane que mon
singe Kees qui eut l’œil aussi perçant.
L’animal sauvage a le sens de la’ vue très-parfait;
parce qu’ayant sans cesse , par le genre de vie qu’il
mène, de grandes distances à parcourir, il le for-
tifie encore par l’exercice et le besoin toujours re-
naissant , de mesurer ou d’apprécier les mêmes dis-
tances; l’homme sauvage par la même raison l’a très-
exquis ; et si l’homme des nations civilisées le pos-
sède à un degré moins subtil , c’est que ses pers-
pectives étant presque toujours plus rapprochées ,
il a beaucoup moins d’occasions de le développer :
tout ce qui l’entoure , comme soieries , dorures ,
réverbères, lumières multipliées, objets de luxe,
couleurs variées et tranchantes , etc. , fatiguent en
pure perte sa vue sans l’étendre. Joignez à cela
des professions qui exigent de lui une forte conten-
tion d’organes, des écritures fréquentes, des lec-
tures presque continues , l’abus étrange des plaisirs.
EN AFRIQUE. 171
et vous conviendrez que tout chez lui doit altérer
de bonne heure un sens contrarié sans cesse , sans
que rien le perfectionne. Pourquoi les chasseurs ,
les habitans des campagnes et sur-tout les monta-
gnards , ont-ils généralement la vue meilleure que
l’habitant des villes? On en voit aisément la raison.
S’il peut m’être permis de me citer pour exemple,
je dirai, qu’avant d’arriver en Afrique, ma vue étoit
si foiblc que pour lire ou écrire j’étois obligé d’ap-
pliquer l’œil contrôle livre ou le papier dont je me
servois. Depuis que j’ai passé plusieurs années en
plein air, courant par monts et par vaux, franchis-
sant de vastes déserts, elle s’est considérablement
fortifiée; actuellement je vois aussi loin qu’un autre.
Lorsque nous nous fûmes amusés quelque teins
à tirer au blanc, je crus qu’il étoit sage d’employer
plus utilement ma poudre. C’étoit pour chasser aux
éléphans que j’avois traversé le fleuve et risqué ma
vie avec celle de mes quatre compagnons; je vou-
lus donc aller à la recherche de ces animaux. Dans
ce dessein , je partis avec mes trois chasseurs et
nous nous ‘mîmes à parcourir le pays ; mais nous
ne vîmes ce jour-lh ni fumées, ni aucunes traces.
Ce fut alors que je regrettai bien sincèrement tant
de fatigues et de risques devenues si inutiles. Pro-
bablement , comme je l’ai dit plus haut , les élé-
phans habitoientlarive droite du fleuve; mais quand
la sécheresse les en avoit chassés , au lieu de pas-
ser sur la rive gauche oii ils n’eussent pas trouvé
plus de nourriture , ils s’étoient retirés vers le noid,
plus avant dans l’intérieur des déserts.
L’dpreté du froid nous avoit empêché de dor-
mir la nuit précédente ; celle-ci ne fût pas plus heu-
reuse. Une pluie violente qui survint éteignit cons-
tamment nos feux, sans qu’il fut possible dq les
172 VOYAGE
rallumer.^ Il fallut prendre patience et attendre que
le jour vint ranimer nos forces.
Il parut, mais sans nous amener un rems plus fa-
vorable ; je pris donc le parti de retourner à mon
camp sans délai, par le chemin le plus court. Com-
me la pluie avoir beaucoup alourdi ma canonnière
et tous nos autres effets, et que mes Hottentots al-
loient, par conséquent, se trouver surchargés, je
leur conseillai, pour alléger leur fardeau, d’aban-
donner les deux outres d’huile de baleine. C’étoit
leur demander , à la vérité, un sacrifice impossible;
ils auroient plutôt laissé là leurs propres habille-
mens. Trop rempli du sei-vice signalé qu’ils m’a-
voient rendu et ne voulant pas les désobliger je
me contentai d’emmener Klaas avec moi, et je’ le
chargeai de mon ibis , objet auquel je tenois autant
que mes Hottentots à leur huile. Quant à eux, ils
dévoient prendre tout le tems et toutes les facilités
pour leur retour.
Nous arrivâmes vers le soir vis-à-vis du camp.;
je n av'ois plus pour m’y rendre qu’à traverser la ri-
vière; nous étions hune hauteur qui la rendoit pra-
ticable , moyennant quelques précautions. L’obscu-
rité empéchoit Swanepoel de nous voir, nos cris
airivcrent jusqu a lui; il nous envoya deux chevaux
et par précaution deux nageurs pour nous guider
dans notre traversée, que nous effectuâmes heureu-
sement et sans danger, nos chevaux nageant très-
bien. °
Me voilà donc rentré dans mon ménage, parmi
mes tentes, mes chariots, mes compagnons et mes
animaux ; ma joie lut grande en comparant ma tran-
quillité actuelle avec ma situation à l’embouchure
de la rivière. Je me trouvois néanmoins si cruelle-
ment las , si accablé de sommeil , qu’ayant quitté
en AFRIQUE. 173
au plutôt mes vêteraens mouillés pour en prendre
de secs , je me jettai sur mon matelat, et j y dormis
sans interruption jusqu au lendemain a midi , c est-
à-dire, près de dix-huit heures; j’y serois même,
je crois, tombé en léthargie, si Swanepoel, alarme
d’un si long sommeil et craignant que je ne fusse
malade , ne fut venu m’éveiller. _ . , • ,
Jonker et les deux Hottentots que j’avois laisses
en arrière étoient arrivés dans la matinée , tandis que
je dormois; ils n’avoient pas manqué de raconter à
leurs camarades toutes les circonstances de notre
aventure. Chacun en raisonnoit à sa guise; cepen-
dant l’histoire du cachalot rendoic mon imprudence
bien moins grave à leurs yeux ; ils regardoient mê-
me mon voyage à la mer , comme le plus heureux
événement de toutes nos entreprises ; tous regiet-
toient de n’avoir pas été choisis pour me suivre.
Le seul Swanepoel s’en affligeoit, à cause des dan-
gers que j’avois courus. Tantôt il adressoit ses re-
biffades à la troupe entière , tantôt il gourmandoit
les quatre voyageurs et leur faisoit un crime de m a-
voir obéi. Moi-même , quand il m’eût éveillé , je
ne fus pas exempt de ses reproches.^ Je respcctois
Swanepoel par rapport à son grand âge , et j écou-
tai ses remontrances ; mais j’étois sur-tout fâché de
ne pouvoir lui répondre en étalant k ses yeux la dé-
pouille d’une conquête plug brillante que celle d un
ibis , seul fruit de ma dangereuse expédition.
A dîné, mes quatre compagnons avoient monté
la tête de leurs camarades au sujet de la quantité
d’huile qu’on pourroit se procurer en allant sur les
bords de la mer où nous avions laissé le cachalot.
Tout le reste du jour il ne fut question que du mau-
dit cachalot; leur imagination s’enflamma à tel point
que le lendemain, à mon réveil, ils vinrent tous en
174 VOYAGE
corps me présenter leur requête et me supplièrent
de laisseï partir six hommes avec deux bœufs pour
aller à la^ mer recueillir une certaine provision de
cette graisse fondue, qui devoir leur procurer de si
douces jouissances. Cen’ctoit pourtant point là tout-
a-fait le motif qu’ils alléguoient pour me déterminer
a charger mes équipages de ce surcroît d’embarras.
A les entendre, ils ne consultoicnt que mon intérêt:
les traits et les essieux de mes chariots avoient à
chaque instant besoin d’huile ; depuis long-tems ils
n’avoient été gTaissés , et je courois le risque de ne
trouver pcut-être'jamais une occasion si iàvorablc.
Ces prétextes, quoique fondés sur une apparence
de raison, croient loin de triompher de mes dégoûts
Je veiiois d’apprendre que, pendant mon absence,
deux de mes meilleurs bœufs , en allant boire à la
rivière , avoient été entraînés par le courant, et
qu ils s écoient noyés; j avois lieu de craindre que
le même accident n’airivat à quelques autres. D’ail-
leuis, je m étois flatte, en séjournant au Krekenap,
de trouver là des pacages, qui rétabliroient mes at-
tellciges miiliidss. C étoic mêiTie pour leur donner
le rems de se refaire dans ce campement nouveau,
que je m étois permis une course de plusieurs jours.
Or, ce canton, ainsi que les cantons précédons, ne
leur avoir fourni que des plantes grasses; leur dis-
senterie s’étoir encore accrue, et je les retrouvois
plus malades qu’auparavant. Mon dessein étoit donc
de décamper dès le jour même, et d’aller au plus
vite chercher ailleurs une terre plus heureuse.
Ce projet contrarioit celui du voyage h la mer;
mais un désir ardent ne s’éteint pas si aisément , et
je vis bien qu’il faudroit tôt ou tard y céder. On
insista, en me représentant que la demande qu’on
me faisoit ne retarderoit en rien mon départ , si je
E N A F R I Q U E. ' 175
voulois que les six qui iroient à la mer emmenas-
sent Jonker pour leur servir de guide; que, con-
noissant très-bien les déserts que j’allois parcourir,
ils seroient tous à portée de me venir joindre par
des routes plus courtes au lieu où je me trouverois.
J’eusse trop mécontenté ma troupe, si je m’étois
opiniâtré plus long-tcms. Mon consentement fut
reçu avec les transports d’une joie folle ; il ne s’a-
gissoit plus, dans le moment , ni des maux que
nous avions essuyés , ni de tous ceux qui nous at-
tendoient encore ; tout étoit oublié ; l’espoir seul
d’une abondante récolte de graisse de baleine , ren-
doit tout le monde heureux.
L’empressement étoit si grand, qu’il fallut per-
mettre encore que Jonker partit à l’instant avec les
deux bœufs et son détachement; je lui donnai un
fusil et des munitions ; il fut salué par les accla-
mations de la troupe entière. Pauvres humains 1
qu’on pouvoir contenter h si peu de frais, et qu’un
peu d’huile alloit rendre si heureux et si opulens !
Mon départ à moi fut moins gai , quoique j’eusse
de très-fortes raisons pour quitter avec plaisir ces
bords de la Rivière-des-Eléphans qu’on m’avoic
tant vantés, et dont le séjour fut si désastrueux
pour mes bestiaux. J’étois très-inquiet sur les mal-
heurs dont j’étois encore menacé. Le ciel étoit
très-beau. Nous dirigeâmes notre marche au nord;
mais , malgré la douceur d’un tems favorable , mes
attellages étoient si alFoiblis , qu’après trois heures
de marche , ils se refusèrent au service et m’obligè-
rent d’arrêter. L’après-dîner, ils ne purent faire que
deux lieues ; encore fallut-il nous résoudre à dé-
teler et abandonner trois bœufs , qui , tombés de
fatigue, restèrent sur la place, et qui, probable--
ment, y moururent, puisque nous ne les revîmes
1^6 VOYAGE
plus. Dans la nuit j’en perdis cinq autres, que je
vis tristement périr au lieu où ils étoient couchés ,
sans pouvoir les sauver. Le reste étoit si foible ,
qiie je dése-spérois de taire même une lieue. En
effet , nous n’avions trouvé dans toute la journée
ni eau , ni pâturage ; néanmoins je me remis en
route , mais avec la précaution d’envoj'’er de tous
côtés à la découverte ceux de mes gens qui ne ra’é-
toient pas nécessaires, afin de trouver, s’il étoit
possible, une source et quelqu’herbage , où nous
séjournerions quelque teins.
Ils ne purent rien découvrir; par-tout, dans cet
affreux désert , le sol n’offroit qu’une surface aride
et brûlée. Ce tut alors que je me reprochai d’avoir
perdu sur le bord de la Rivière-dcs-Eléphans, un
teins précieux qui, ayant privé mes bœufs du peu
de forces qui leur restoient, les avoit mis hors d’é-
tat de gagner une terre moins funeste. Cependant ,
nous tracions nos sillons dans le sable, harassés,
tristes , sans espoir. Enfin , j’apperçus au loin le
Kfokketl-Krip ( Roche de discorde ) , qu’on m’avoit
dit contenir un vaste bassin profondément creusé ,
et qui probablement devoir être rempli par les eaux
des dernières pluies. A mesure que nous avançions ,
nous croyons entrevoir des chariots arrêtés sur les
bords du bassin ; ce phantôme excita parmi nous
une joie universelle et nous rendit à l’espérance.
Non-seulement il nous annonçoit qu’il y avoit de
l’eau dans les cavités du rocher ; mais soit que les
chariots appartinssent à quelques voyageurs, ou à
des colons qui s’étoient avancés jusque-là, ils me
promettoient des renseignemens certains sur la route
que j’avois h tenir. Hélas ! ce n’étoit effectivement
qu’un phantôme : à notre approche les prétendus
chariots disparurent , pour faire place à deux énor-
mes
EN AFRIQUE.
îTies éléphans; ils écoicnc venus se désalcérer au ré-
servoir, et prirent la fuite aussi-tôt qu’ils nous vi-
rent approcher d’eux.
La cavité du rocher néanmoins contenoit de l’eau ;
môme elle en annonçoit assez pour désaltérer toute
ma caravane , mais cette eau étoit détestable , parce
que , servant d’abreuvoir à tous les animaux sauva-
ges du canton, ses bords étoient couverts de fiente
et d’cxcrémens que sans cesse les pluies délayoicnc
et faisoient descendre dans le fond du bassin, La
fermentation de ces matières infectes et putrides,
lui avoient communiqué une couleur verdâtre , une
odeur nauséabonde , un goût abominable qui révol-
toit les sens. Telle étoit pourtant notre détresse,
que la découverte de cette marre dégoûtante devînt
pour nous une bonne fortune. Avant d’y laisser
abreuver les animaux, j’ordonnai qu’on y remplit
les jarres que nous avions vidés la veille ; et pour
la rendre potable, s’il étoit possible, j’eus soin
qu’on la filtrât à travers plusieurs linges; on la mit
ensuite sur le feu; enfin, j’y ajoutai quelques on-
ces de café en poudre. A la vérité , elle s’éclaircit
un peu par ces opérations , et perdit même , en
partie, le mauvais goût que lui avoient fait contrac-
ter les particules salines et sulfureuses des excrémens
qu’elle tenoit dissouts; mais elle n’en avoir pas
moins gardé la qualité malfaisante que lui avoient
donné ces dissolutions. Tout ceux qui en burent ,
furent purgés ; ils éprouvèrent des colliques plus
bu moins douleureuses; il y en eût même à qui
elle causa de longs voinissemens, des hoquets et
des douleurs d’entrailles qui nous firent crain-
dre que cette eau n’eût été empoisonnée. Moi
seul, je fus épargné, ou plutôt je souffris beau-
■Coup moins , parce qu’ayant coupé mon eau
Tome L M
T-yS VOYAGE
avec du lait de chèvre , j’en avalai très - peu.
De mon camp de Krckenap au Krakkeel-Klip , il
n’y a que huit lieues , et pour ces huit lieues , il
m’avoit fallu employer déiix longs jours ; le second
je n’avois pu en faire que trois, qui me coûtèrent
huit heures de marche. Mais , indépendamment de
l’excessive foiblesse de mes bœufs, qui se traînoienc
avec effort, et faisoient un quart de lieue par heure,
nous étions forcés , presqu’à chaque instant de det-
telcrpour abandonner ceux qui, tombant d’inani-
tion, restoient sur la place : en un mot, on aura
une idée précise de l’état malheureux où étoient
réduits ces animaux , quand j’aurai dit que , depuis
le moment de mon dernier départ, c’est-à-dire, pen-
dant ces deux jours désastrueux, j’en laissai dix-sept
étendus sur la route.
Vers le soir, je vis arriver successivement au ro-
cher différentes hordes de gazelles ( spring-bock)
habituées, sans doute, à venir s’y désaltérer. En
vain , j’essayai de les joindre et d’en abattre quel-
ques-uns pour notre provision du jour et du lende-
main, afin d’épargner le peu de moutons qui nous
restoient ; mais elles eurent l’adresse de se dérober
à notre appétit; et mes chevaux aussi exténués que
mes bœufs, ne me permirent pas de les employer
à leur poursuite. Jamais situation ne fut aussi dé-
sespérante ; je crus être enfin arrivé au terme de
mes voyages, et me couchai avec les idées les plus
tristes et les plus lugubres.
Le lendemain nous trouvâmes nos pauvres bêtes
dans un tel état d’abattement et de foiblesse , que
nous arrêtâmes , d’un commun accord , de passer
la journée h Krakkeel-Klip , afin de leur donner le
tems de reposer. Je profitai de la matinée pour
faire, avec quelques-uns de mes meilleurs tireurs.
EN AFRIQUE.
encore une chasse aux spring-bock ; mais nous ne
pûmes jamais les approcher, la plaine étant trop
découverte.
Il vint heureusement au bassin plusieurs voilées
de gélinottes : car, il n’y avoit au loin à la ronde
que ce seul réservoir qui contint de l’eau. Mes
gens, plus heureux que moi , tuèrent une soixan-
taine de ces oiseaux , dont nous finies un bon repas.
Un de mes bœufs étoit dans un état d’agonie qui
seinbloit annoncer que je le perdrois avant la nuii^
je le leur abandonnai; apprêté et salé à leur ma-
nière , il forma une provision qui leur dura quel-
que ceins.
J’étois retiré dans ma tente, livré aux réflexions
les plus amères, quand tout-à-coup, au milieu de
la nuit, Kees jetta un cri d’alarme, auquel tous
mes chiens répondirent à l’instant même , par leurs
aboiemens. Cet animal, par la finesse de son odo-
rat , par celle de son ouïe et de sa vue , étoit tou-
jours le premier à nous avertir des dangers ; et entre
tous les services qu’il me rendoit; celui-ci étoit un
de ceux qui me le faisoient chérir. L’alerte qu’il
donna mit tout le monde sur pied. Nous avions à
craindre également, et l’attaque des Boschjesman,
et celle des bêtes féroces. Le voisinage de la citerne
pouvoir nous exposer à l’un et à l’autre , et peut-
être même h tous les deux ensemble. Dans l’incer-
titude de l’ennemi que j’avois à combattre, je fis
tirer quelques coups de fusil du côté qu’indiquoic
mon singe; et, de tems en teins, j’eus soin qu’on
renouvellât les décharges.
Ces prétendus ennemis étoient nos gens du ca-
chalot, qui revenoient vers nous, et qui, à la lueur
de nos feux , ayant reconnu le camp , s’approchoienc
pour nous rejoindre. Notre fusillade les effraya. Ils
M a
l8o VOYAGE
se tinrent k l’écart , et avant d’avancer tirèrent un
coup de fusil pour se faire reconnoître.
Mais dans ce moment nous étions si préoccupés
de l’idée d’une attaque; nous les attendions si peu
k une pareille heure ; c’étoit de leur part une im-
prudence si grande de tirer au lieu de crier et d’ap-
peller, que leur signal ne fit qu’accroître nos alar-
mes. Nous crûmes avoir affaire h des Hottentots
marons qui, munis d’armes volées , venoient pour
nous assassiner et pour piller mon camp ; le coup
de fusil de signalement nous confimoit dans cette
, idée, et s’annonçoit à nous comme le commence-
ment d’une attaque. Nous présumions que l’ennemi
tiroic sur nous de quelqu’embuscade très-voisine ,
et qu’il chcrchoit k nous déplacer. Je fis faire aux
miens bonne contenance, et nous fûmes au guet
durant toute la nuit, bien résolus de vendre chère-
ment notre vie.
A la vérité, quand le jour parut, je distinguai à
une certaine distance un groupe de Hottentots; mais
quoique ce fussent, en effet, les miens, ne voyant
point avec eux les deux bœufs qu’ils avoient em-
menés, mon esprit préoccupé d’une pensée unique
s’y fortifia d’autant plus, et je ne les reconnus pas.
Cependant ils approchoient de mon côté, j’allai k
leur rencontre , et bientôt l’illusion disparut. Ils
accoururent vers moi dans un état de tristesse qui
m’annonça combien ma prévoyance avoit été fon-
dée , lorsque je m’opposai k leur départ : ils me
dirent qu’ils étoient allés plus avant me chercher
vers le nord , parce qu’ils me supposoient plus
avancé; mais que n’ayant apperçu ni. la trace de
mes chariots, ni celle de mes animaux, et suppo-
sant que quelqu’accident avoit retardé ma marche,
ils s’étoient vus forcés de rétrograder et de se rap-
EN AFRIQUE. i8l
procher du Krekenap. Quant aux deux bœufs , ils^
étoient mores en route, faute de pâturage. Peut-
être les avoient-ils fait périr eux -mêmes en les
fatigant outre mesure, et en leur faisant porter une
charge d’huile plus considérable que leurs forces
ne le permettoient. Ce soupçon à mes yeux appro-
choit de la vérité ; mais , dans la circonstance où
je me trouvois, je craignois encore de les décou-
rager par des reproches. Qui le croiroit? depuis
l’instant où la troupe avoir quitté le cachalot , elle
n’avoit ni bu ni mangé ; mais leur passion pour la
graisse qu’ils étoient allé chercher leur avoir rendu
la fatigue et la faim supportables. Ils en rapportoient
une centaine de livres, et ne regrettoient dans tous
les malheurs de cette désâstrueuse aventure, que de
n’avoir pu, je crois, traîner jusqu’ici la baleine
elle-même.
Je trcmblois de jetter les yeux sur ma caravane;
l’état de délabrement où je la voyois tomber, de
jour en jour, répandoit l’amertume et le découra-
gement dans mon ame. J’en lis h regret la revue et
le dénombrement; il étoit essentiel que je connusse
combien il me restoit encore de bœufs en état d’être
attellés aux voitures. Hélas ! le nombre en étoit
cruellement diminué ; je n’en pouvois fournir à tou-
tes mes voitures , et je me voyois dans la dure né-
cessité d’en abandonner une dans le désert : c’étoit
la 'première fois que j’étois descendu à ce degré
d’infortune. Quelque douloureux que fut ce parti,
la nécessité m’en faisoit une loi , et tout mon monde
me conseilla de m’y soumettre. Cependant nous
n’étions par pour cclà hors d’embarras. Que deve-
nir, où aller, de quel côté tourner nos pas? Voilà
ce qui excitoit davantage mon inquiétude et mes re-
grets; il me suffit, pour peindre ma situation, d’a-
M 3
i 82 voyage
Vouer ici , que , ue trouvant plus en moi de ressource
pour en dérober toute l’horreur à mes compagnons,
je les assemblai aussi -tôt, et m'en remis à eux du
soin de me tirer d’affaire. L’un me conseilloit de
retourner sur mes pas et de regagner la Rivicre-des
Eléphans; l’autre de pousser en avant vers celle de
Swarte-Dooren^ qui n’est, à la vérité, qu’un tor-
rent, mais qui, dans la circonstance présente et
après les pluies que nous avions essuyées, nousof-
friroit, peut-être, de l’eau et quelques pâturages.
Le premier de ces projets étoit impraticable, et
loin de nous offrir une ressource , il nous raenaçoit,
nous et nos bestiaux, d’une mort certaine, si nous
avions osé l’entreprendre. La Rivicre-des-Eléphans,
à la vérité, nous eût offert la consolation d’avoir
de l’eau en abondance ; mais retourner dans les plai-
nes brûlées que nous venions de traverser, passer
trois jours encore, avec des animaux exténués, dans
cette disette de toutes choses , c’est ce que n’eut
pu obtenir de ces animaux un dieu même, quand il
auroit pressé leurs flancs. D’ailleurs , sûr de ne
trouver aucun pâturage , l’autre projet alloît peut-
être nous enfoncer de plus en plus dans l’abyme;
mais cachée dans l’avenir, cette ressource nous of-
froit du moins pour aliment l’espérance.
Forcé de choisir , je jettai en avant mon drapeau,
et tout s’ébranla pour le départ. Nous abandonnâ-
mes le chariot, après en avoir tiré les effets donc
l’usage m’étoit indispensable : on y mit à la place
plusieurs caisses très-pesantes, que je fis enlever
des deux autres pour rendre leur marche plus facile.
Enfin , je renvoyai à un teins plus heureux le soin
de recouvrer ces objets, dont je confiai la garde au
ciel et aux éléphans. Mais , en tout cas , pour ôter
à quelques hordes de Hottentots, qui auroient pu
EN AFRIQUE. iS3
être conduits dans ce parage, ou même à des colons
de la frontière, toute envie de m’éviter la peine
d’envoyer un jour chercher cette voiture; je la lis
entourer et couvrir entièrement de branchages, ce
qui lui donnoit de loin l’apparence d’un buisson ;
et, par une prévoyance plus heureuse encore, j’en
fis enlever une roue qu’on enterra plus loin dans
la terre.
Nous marchions; et, k force de précautions, de
patience , de courage , nous gagnâmes le Schiiit-
Â'iip ; mais non sans avoir perdu encore quelques
bœufs, quoique la distance n’eut été que de deux
lieues et demie. Le Schuit-Klip (Rocher-bateau)
esc une petite roche dont la forme ovale se trouve
effectivement, selon sa dénomination, creusée en
bateau. Elle avoit conservé une petite quantité d’eau.
Par surcroît de bonne fortune, cette eau se trouva
exquise ; les quadrupèdes du voisinage , qui ne pou-
voient boire dans le bassin , à cause de son escar-
pement trop rapide, n’avoient pu la gâter comme
celle du Krakkeel-Klip. Cet escarpement ne per-
mettoic pas à mes chevaux d’aller s’abreuver au ré-
servoir; mais nous y puisâmes de l’eau pour les
désaltérer un peu, ainsi que mes bœufs ; et toujours
plus rempli de confiance dans l’avenir , je remis au
lendemain à poursuivre notre route. Tant d’obsta-
cles insurmontables ne laissèrent pas d’atténuer mon
courage; et quoique j’affectasse d’en imposer au
dehors par un air serein et des paroles consolantes ,
j’étois au-dedans dévoré d’inquiétudes. Swanepoel,
qui connoissoit mieux mon caractère et mon hu-
meur; plus réfléchi d’ailleurs que ne l’étoit mon
cher Klaas, vint me trouver pour me faire une
proposition bien fatale , celle d’abandonner encore
un chariot. „ Vos attellages,. nie dit-il, sont dans
184 VOYAGE
„ un état de foiblesse qui exige que vous ménagiez
„ le peu qui vous en est resté ; quelques soins que
„ nous ayons pris d’alléger nos voitures, s’ils en
„ ont encore deux k traîner, je crains fort que de-
,, main au soir il ne vous reste pas un seul bœuf
„ en vie; alors que devenir! Nous touchons, il
„ est vrai, au canton dans lequel vit ce KlaasBas-
„ ter que vous a indiqué Gordon , comme pouvant
„ nous être utile. Allez le chercher en continuant
,, votre route avec un seul chariot; faites battre
,, le pays par vos gens ; si vous êtes assez heureux
„ pour le rencontrer, envoyez nous du secours;
„ je ne vous demande de me donner que quatre
5, hommes, et je vous réponds non -seulement de
„ la voiture que vous laisserez ici , mais encore de
„ celle- que nous avons abandonnée à Krakkeel-
„ Klip. “
Ce conseil étoit assurément le plus raisonnable
qu’on put donner dans une pareille circonstance :
en ménageant l’eau du rocher, Swanepoel, avoir
de quoi suffire aux besoins de son petit détache-
ment; d’ailleurs, il pouvoir survenir quelques pluies
qui augmenteroient la citerne, je lui laissai quel-
ques provisions, et fis transporter, sur le chariot
que je laissois, les eflêts trop pesans, qui embar-
rassoient celui que j’emmenois. „ Mon cher Swa-
„ nepoel , lui dis-je en partant , si le malheur qui
„ s’attache à me poursuivre, attiroit une troupe
„ de Hottentots marons ou de voleurs Boshjesman ,
,, je vous défend d’exposer votre vie et celle de vos
„ camarades, laissez piller mes voitures ; venez
„ me rejoindre ; et que je vous revoie sain et sauf
„ comme je vous ai laissé. “
Des cinquante -quatre bœufs que j’avois eu en
commençant mon voyage, il m’en étoit morts trente
EN AFRIQUE. i85
un. Je partageai en trois attellages , les vingt-trois
bœufs qui me restoient; convaincu que huit bâtes
suffiroient h ma voiture, tant elle étoit allégée;
j’eus même le soin de ne faire faire à chaque relai,
qu'une lieue ; et ce fut ainsi que j’arrivai à Oli-
phants-Kop (Tête d’éléphant).
C’étoit encore là une roche à qui sa forme avoit
fait donner le nom qu’elle portoit. Je me flattois
d’y trouver de l'eau comme au Schuit-Klip ; et réel-
lement il y en avoit eu dans ses différons creux,
mais il ne s’y trouvoit plus qu’une vase humide.
Mes bœufs qui , de toute la journée, n’avoient point
bu, et qui , la veille, avoient h peine obtenu quel-
ques goûtes rafraîchissantes, éventoient toutes les
fentes de la roche sans y rien trouver. De leurs na-
rines, ces pauvres animaux aspiroient l’humidité
qu’exaloit la vase; ils y promenoient leurs langues
pour en lapper les parties aqueuses qu’elles pou-
voient contenir encore; ils battoient des flancs, et
sembloient chercher à s’en imbiber pm' tous les
pores. Pour moi, il ne me restoit qu’un peu d’eau
dans une jarre; je. la partageai entre les douze Hot-
tentots que j’avois avec moi : nous en eûmes très-
peu chacun. Heureusement mes chèvres nous of-
froient une ressource ; elles n’étoient point encore
taries : intéressans animaux, vous çtiez toujours un
refuge assuré dans mes désastres.
Les grandes et longues pluies que nous avions
essuyées en longeant la Rivièrc-des-Eléphans , ne
s’étoient point étendues jusqu’au canton d’Oliphants-
Kop ; ou du moins , s’il avoit subi un orage , com-
me la vase du rocher l’indiquoit , cette irrigation
légère avoit été trop foible pour que l’effet en fut
devenu sensible sur le terrain.
Par tout il montroit une aridité affreuse dont
i86 VOYAGE
tien ne tn’annonçoit le terme. A l’ouest étoit une
plaine immense, qui, en se prolongeant probable-
ment jusqu’à la mer, n’olFroit, de toutes parcs, à
perce de vue, qu’une longue nape de terre aride,
sur laquelle perçoient, de loin en loin, quelques
plantes grasses, et quelques buissons rabougris et
peu fournis. A l’est, un long rideau de monta-
gnes pelées, bordoic tristement l’horison ; de tout cô-
tés , enfin , reguoient l’abandon , le silence et le néant.
Dans une situation moins déplorable, j’avois dû
autrefois mon salut à un oiseau sauvage, qui, s’ab-
battanesur des rochers, m’avoit indiqué qu’ils pou-
voient contenir de l’eau ; j’attendois le même bien-
fait des troupes de gélinottes que je voyois passer
et l’air. Dans cet espoir, je suivois leur vol avec
des yeux avides; je savois, par expérience, que
ces oiseaux se rendent régulièrement deux fois par
jour, à l’eau pour s’y désaltérer et pour s’y baigner;
mais dans cette circonstance ils combloient d’autant
plus mon désespoir, qu’en passant du nord au sud,
puis revenant du sud au nord, sans s’arrêter, il étoit
infailliblement certain qu’il iû avoit pas d’eau dans
tout mon voisinage. Ces oiseaux ipassoient même
à une si prodigieuse hauteur que ma vue ne pouvoir
les suivre long-tems ; tout ce que je pouvois augurer
de leur passage c’est qu’ils poussoient jusqu’à la
Rivière-des-Eléphans pour s’y abreuver. Nul autre
oiseau dérocher ne s’abattit autour de nous; ce qui
rrt’ânnonçoit obstinément le plus triste abandon de la
nature. Les gélinottes sont, en général, des oiseaux
sinistres, qui ne se nourrissent que de grains et d’in-
sectes et que l’oiî ne rencontre que dans les terres
avides et brûlées. Déjà leur affluence m’avoit causé
de grandes alarmes pendant mon premier voyage; je
me rappelois qu’au sortir du Sneuwberg, entraver-
E N A F R I Q U E. 1S7
gant le stérile pays du Karauw , j’cn avois vu des vo-
lées nombreuses ; signe également funeste de la sté-
rili té de ces contrées. Mais , ni dans le fertile pays des
Calfrcs , ni dans les bosquets enchantés d’Auteniquoi,
je n'en avois jamais apperçu une seule : ce rapproche-
ment, fatal acheva de répandre Teffroi dans mes sens.
Nous étions arrivés d’assez bonne heure à Oli-
phants-Kop pour espérer de faire encore quelques
lieues avant la chute du jour, et j’y étois déterminé
d’autant plus puissamment , que, ne trouvant là
ni pâturage, ni eau, il falloit bien tenter le hasard
de rencontrer plus loin un campement meilleur.
Mais quand j’eus donné l’ordre du départ et qu’il
fut question d’atteler les bœufs, tous, sans en ex-
cepter un seul, refusèrent le service; tous se cou-
chèrent autour de la voiture avec une apparence
d’abattement qui annonçoit que c’étoit-là qu’ils
vouloient mourir.
Jamais situation ne fur plus horrible ; je me
voyois forcé à passer la nuit sur ce terrain brûlé,
où mes attelages alloient périr par la dure privation
de boisson et de nourriture; nous -mêmes, nous
étions dévorés par la soif, et, pour comble de
malheur, je n’cntrevoyois ni remède ni espérance
aucune. Cependant pour tenter encore une dernière
ressource, j’ordonnai à mon monde d’employer ce
qui nous restoit de jour à chercher à la ronde,
chacun de son côté, quelques trous ou quelques
rochers qui continssent un peu d'eau. Moi-même ,
j’allai à la recherche avec mon singe et mes chiens;
mais, hélas! mes Hottentots, et moi-môme, nous
revînmes tous au camp les uns après les autres, en
ne rapportant, pour toute consolation, que ces mê-
mes paroles. ,, Je n’ai rien trouvé : ,, affreuse pers-
pective , qui nous condamnoit tous à souffrir.
l8S VOYAGE
Ho ! quelle foule de réflexions sinistres se succé-
dèrent alors dans mon esprit ! Quel effroi mortel y
répandoit la vue des tristes compagnons de mon
voyage! Combien de fois je maudis l’imprudente
confiance qui ra’avoit engagé à poursuivre ma
route.
La situation de mes gens, à qui j’avois tenté jus-
qu’alors de cacher une partie de nos maux , augmen-
toit, de plus en plus, mon supplice; mais, com-
me un grand péril nous porte à des mesures extrê-
mes, j’embrassai sans plus tarder le dernier parti
que j’avois à prendre : ce fut d’abandonner ma der-
nière voiture et les animaux qui me restoient encore,
de distribuer à mes Hottentots des armes et de mu-
nitions et de regagner à pied la rivière des Eléphans
avec ceux d’entre eux qui consenciroient à me
suivre.
De tous les projets que me permettoit la cir-
constance, celui-ci, quelque difficulté qu’il offroit ,
paroissoit encore le plus raisonnable. Cependant,
quand je le proposai à mes Hottentots, pas un seul
d’entr’eux ne l’accepta. Convaincus du chagrin pro-
fond que me causeroit l’interruption d’un voyage ,
pour lequel ils m’avoient vu tant d’empressement,
tous protestèrent qu’ils ne me quitteroient jamais ,
et jurèrent de me suivre part-tout où il me plairoic
de les conduire. Chacun m’exhortoit, au contraire, k
prendre courage et h tenter, de nouveau, la fortune
en poursuivant encore quelques lieues plus loin.
Ceux qui étoient allés k la découverte de l’eau, du
côté de l’est, m’assuroient qu’aux pieds des monta-
gnes que nous appercevions, il y en avoit d’autres
plus petites , et que les gorges qui séparoient les
imes et les autres, nous offriroient peut-être d’ex-
cellens pâturages et des eaux abondances. Ceux qui
EN AFRIQUE. iSg
écoienc allés du côté opposé avoicnt vus des nuages
s’élever et en tiroient l’augure d’un orage très-
voisin, soit pour le lendemain, soit pour la nuit
prochaine.
D’aussi vagues conjectures ne me rassuroient
guère contre des dangers présens et certains. Ce-
pendant, ces touchans témoignages d’affection , je
devrois dire, de dévouement, me rendoient moins
pénible la pensée d’une fin que je regardois comme
très-peu éloignée, j’exhortai tout mon monde au
repos ; pour moi , je me retirai dans mon chariot ,
où je passai la nuit entière dans les réflexions les
plus tristes. Au point du jour, je fus tout d’un
coup arraché à ma rêverie par un coup de tonnerre ,
qui confirma d’une manière authentique ce que m’a-
voit annoncé l’un de mes Hottentots. Je me pré-
cipitai de mon chariot , et , par un mouvement
naturel , j’élevai les mains en signe d’adoration vers
les nuages que la foudre sembloit chasser devant
elle. Mes amis, transportés d’allégresse, vinrent
aussi-tôt se ranger autour de moi. Le ciel en un
moment se couvrit, et les nuages s’amoncelèrent sur
nos têtes. Mon cœur palpitoit d’aise et de crainte.
J’attendois, dans unemortelle impatience, l’heureux
effet de cet orage, et j’espérois, à tour moment,
de le voir se résoudre en pluie ; cette joie fût pas-
sagère, horrible. Emportés par les vents , les nuages
allèrent se perdre à l'horison : ce spectale nous
frappa tous d’une consternation si grande , qu’il nous
plongea dans une immobilité totale. Cette fois , le
désespoir vint s’emparer des plus résolus , et leur
silence m’annonça que je n’avois pour l’instant au-
cun service à en attendre.
Pendant la nuit il étoit mort deux bœufs, et troi*
chiens m’avoient abandonné. Je vis expirer près de
JL go VOYAGE
jnoi un de mes chevaux. C’est ainsi que je perdoîs
successivement toutes mes bctcs; et je les voyois
périr avec d’autant plus de regret , qu’ils avoienc
partagé mes fatigues, et que je m’y étois attaché
comme h des animaux domestiques. Ils n’arrivoienc
cependant qu’avec lenteur à leur dernier moment ;
mais ce dernier moment étoit très-douloureux. Ils
tomboicnt dans les convulsions, puis une longue
agonie achevoit de les anéantir. L’un étoit à peine
étendu mort, que l’aun-e y succédoitpromptemenr.
Après mon cheval, mourut encore sous mes yeux
le meilleur de mes bœufs. De toutes mes pertes ,
celle-ci m’affligea davantage ; on me pardonnera d’en
dire les raisons.
J’avois donné à cet utile serviteur le nom d’In-
gland; c’étoit le plus ancien et le plus fort de mes
bœufs; aussi avoit-il résiste h toutes les fatigues de
mon premier voyage , quoique pendant la route
entière , il eut été constamment employé comme
premier timonier à mon chariot maître. Doué d’un '
instinct supérieur à celui des animaux de son espèce,
mes gens, quand ils Favoient détaché de la voiture ,
se passoient de veiller sur lui comme sur les au-
tres ; ils le laissoient errer à son gré dans le pâturage
et l’abandonnoient, s’il m’est permis de m’exprimer
ainsi, à son intelligence toute particulière; bien
sûrs qu’il ne s’éloigncroit jamais beaucoup du camp.
Falloir- il atteller pour le départ, on n’avoit pas
besoin de l’arracher à la pâture , et de le ramener
aux chariots comme le reste du troupeau. Dès que
les trois coups de fouet qui servoit de signal , s’é-
toient fait entendre , il venoit de lui-même à son
poste , et toujours le premier se présentoir aux
traits, comme s’il eut craint de perdre les droits
d’une place qu’il n’avoit jamais cessé d’occuper.
EN AFRIQUE. iQl
Si j’allois me promener ou chasser , à mon re-
tour, Ingkiid, du plus loin qu’il m’appercevoic ,
quictoic son pâturage, ec accouroic vers moi avec
une sorte de mugissement particulier, qui annonçoic
sa joie. Il venoic frotter sa tête le long de mon
corps et me carressoith sa manière; souvent même,
il léchoit mes deux mains ; j’étois contraint de m’ar-
rêter pour recevoir ses amitiés, qui duroient quel-
que fois un quart-d’heure. Enfin, lorsque j’y avois
répondu par mes caresses et par un baiser , il ro-
prenoit tranquillement le chemin de ma tente, et
marchoir devant moi.
La veille de sa mort, Ingland s’étoit couche près
de son timon; c’est h cette place qu’il expira; j’eus
la douleur de voir ses deruicres souffrances, sans qu’il
me fut possible de lui donner aucun secours. Ah !
combien de fois, trahi par l’amitié, trompé dans
les plus douces illusions, victime de ma confiance,
et des penchans les plus honnêtes; combien de fois
j’ai songé à ce pauvre Ingland, et jetté machinale-
ment les yeux sur la main qu’il avoit si souvent léchée.
La pluie , après laquelle nous aspirions avec tant
d’ardeur, nous ayant manquée, nous prîmes enfin
le parti de quitter notre route nord, et de retourner
au nord-est , vers ces gorges de montagnes qui dé-
voient être notre salut.
Depuis vingt-quatre heures , aucun de nous n’a-
voit mangé. Ce n’est pas que nous n’eussions des
vivres ; mais nous appréhendions que la nourriture
n’augmentât le besoin de boire. Ainsi donc , épui-
sés de fatigue, affoiblis d’insomnie, dévorés de soif,
nous nous remîmes en route, et marchâmes vers
les montagnes.
Fin du premier Volume.
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